dimanche 26 mai 2013

Littérature : Le bal des caïmans


Là où les caïmans se couchent est le premier roman de Ephrem Youkpo et livre inaugural de sa jeune maison d’édition, Eyo. Il raconte le voyage d’un caïman transformé en jeune garçon dans le monde des humains. Il y découvre la puissance et la fragilité des hommes. Au passage, l’ouvrage peint une Afrique prise dans le filet des guerres civiles et dresse le portrait sévère des personnages de la crise ivoirienne.


Patrice Nganang avait déjà pris pour narrateur un animal dans son roman Temps de chien (Serpent à plumes, 2001). Pour son premier roman intitulé Là où les caïmans se couchent, Ephrem Youkpo jette son dévolu sur un caïman qu’il transforme en un jeune homme de dix ans, baptisé Forojah. Dans les temps reculés, les ancêtres des caïmans et ceux des hommes avaient signé un pacte de non-agression. Que les hommes ont vite fait de transgresser. Le caïman héros de ce conte décide alors de partir au pays des hommes, ces ingrats. Avec pour unique objectif de parler à leur chef, les yeux dans les yeux.

Cet objectif est le fil conducteur du roman. Forojah réussira à avoir une brève conversation avec le maire de la ville dans laquelle il a atterrit. L’auteur ne pas dévoile pas le contenu de cette conversation qui a pourtant maintenu le lecteur en haleine sur 157 pages. Celui-ci devra se contenter des aventures du caïman au pays des hommes noirs. Un pays dont le nord est pris en otage par l’extrémisme musulman et le sud par la misère et la débauche. Ce parcours initiatique va permettre au caïman de comprendre la complexité des humains, leur puissance et leur perversité, mais aussi leurs fragilités et leur bonté. Il apprendra aussi que Dieu a fait des Noirs les boulets de l’humanité.

Ephrem Youkpo écrit dans un style simple. Pour exprimer des réalités pas si simples que ça. Son roman semble divisé en deux parties : dans la première, le ton est badin pour raconter, sur le mode de la confidence, le quotidien du caïman qui, de son poste d’observation au bord du marigot, est témoin des incestes et des infidélités. Dans la seconde partie, le regard n’est plus amusé mais indigné. Le ton est grave, presque solennel, pour évoquer des problèmes politiques, à travers des fables qu’un vieux cordonnier du marché raconte aux enfants de la rue le soir.

Quatre prétendants, un trône 
Parmi ces fables, l’histoire de quatre prétendants à un trône. A la mort du roi, le premier prétendant est intronisé par défaut mais sa mégalomanie le conduit à sa perte. Le second est un général d’armée qui sera assassiné, alors qu’il confisque le pouvoir qu’il avait pourtant promis de céder. Le troisième est un opposant de la première heure, rusé et opportuniste mais proche du peuple qui vote pour lui. Le quatrième, ancien premier ministre battu aux élections, décide par orgueil d’arracher le pouvoir. Avec l’aide de ses parrains d’Occident, il boute le troisième prétendant hors du trône et le laisse moisir dans une prison.

Des personnages de fiction qui ressemblent fort à ceux du conflit ivoirien. Respectivement Henri Konan Bédié, le général Robert Guéï, Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara. Le roi étant Félix Houphouet Boigny, le premier président de la République de Côte d’Ivoire qui, à la fin des années 60, a fait créer  un lac de caïmans à Yamoussoukro. En 1982, Yodi Karone (Le bal des caïmans) comparait les hommes politiques aux caïmans, pour souligner leur voracité et leur duplicité. En 2012, Ephrem Youkpo explique que le prédateur n’est pas le caïman, mais l’homme politique avide de pouvoir.

Tradition orale et fantastique 

Né à Divo dans le sud-ouest de la Côte d’Ivoire il y a une quarantaine d’années, Ephrem Youkpo a écrit son roman en 2008. En 2011, il y a introduit le chapitre sur la crise ivoirienne. Malgré l’effort de transition, le raccord laisse paraître la cassure du ton et du rythme de la narration. Son écriture est plus explicative que descriptive, avec des ellipses qui sonnent parfois comme une fuite en avant. Parlant d’un jeune harangueur de foule qui a su mobiliser les jeunes pour maintenir le maire de la ville à son poste, Farojah dit : « C’est une très longue histoire dont je n’ai pas cerné tous les contours. On y reviendra probablement une prochaine fois ». Il n’y reviendra pas dans ce livre.

Là où les caïmans se couchent puise dans le symbolisme des traditions orales africaines et emprunte au fantastique pour parler aux hommes. Construite autour de la célébration du nouvel an, ce roman ne pouvait pas mieux tomber. On y retrouvera l’ambiance d’une ville d’Afrique subsaharienne en fête avec ses « Bonne année, l’argent !» Et ses espoirs immenses en la nouvelle année.
Stéphanie Dongmo

Là où les caïmans se couchent (roman)
Ephrem Youkpo
Eyo éditions
Septembre 2012
217 pages
Prix : 13 euros

lundi 20 mai 2013

Mohamed Saïd-Ouma : « Le problème de la distribution reste entier dans les îles de l’Océan indien»

Délégué général du Festival international du film d’Afrique et des îles (FIFAI) à la Réunion et parrain du Comoros international film festival (CIFF) aux Comores, il est par ailleurs réalisateur. A l’occasion de la 8ème édition des Rencontres du film court (RFC) de Madagascar du 5 au 13 avril 2013 à Antananarivo, il a animé une conférence sur le thème « Les perspectives et les évolutions du cinéma des îles de l’Océan indien durant les années 2000 ». Mohamed Saïd-Ouma parle du rôle central des festivals dans la renaissance du cinéma à Madagascar, Maurice, La Réunion, Les Comores et évoque les problèmes de distribution en même temps que l’absence de politiques publiques. 

Mohamed Said-Ouma


Comment peut-on définir les cinémas des îles de l’Océan indien?
Quand je parle du cinéma de l’Océan indien, je réduis le champ aux îles du Sud-Ouest de l’Océan indien, à savoir : Maurice, Madagascar, Comores et la Réunion. Ils peuvent se diviser en deux blocs ; avec d’un côté la naissance du cinéma et de l’autre, sa renaissance.

Sur ces dix dernières années, on observe une renaissance à Madagascar et un peu à la Réunion, parce que ce sont des territoires où il y a déjà eu du cinéma. À Madagascar, les premiers films ont été réalisés dans les années 30. À la Réunion, le cinéma français a souvent filmé le territoire dans les années 50 et 60. Et depuis 15 ans, il y a eu un renouveau du cinéma parce que ce sont les Réunionnais qui se filment eux-mêmes.

À Maurice et aux Comores, il y avait peu ou pas du tout de cinéma. Dans les années 50, l’aristocratie mauricienne filmait ses vacances. Le colon a filmé les Comores. Ce pays est devenu indépendant très tard, le 6 juillet 1975, et il n’y avait pas eu de cinéma. Dans les années 2000, la jeune diaspora comorienne a décidé de retourner aux Comores et de filmer son pays. Ce mouvement a été amorcé avec le premier film de Mounir Allaoui [Moroni, NDLR] en 2002, une ballade poétique sur Moroni.

Quels sont les sujets qui intéressent ces jeunes cinématographies ? 
Les thématiques sont différentes. À Madagascar, les films que j’ai pu voir sur ces dix dernières années, en documentaire ou en fiction, parlent beaucoup de pauvreté, de problèmes sociaux, de politique. Il y a aussi un cinéma d’animation assez important, qui fait la force du cinéma malgache.

À Maurice, il y a une volonté de mettre des images sur l’histoire et sur les contradictions de la société mauricienne. C’est un pays très communautaire avec des Mauriciens d’origine indo-pakistanaise, des Créoles qui sont des descendants d’esclaves africains, des Mauriciens d’origine blanche qui descendent des colons français et des Mauriciens d’origine chinoise. Toutes ces communautés cohabitent de façon paisible mais se fréquentent très peu. Chacun vit et se marie à l’intérieur de sa communauté. Depuis quelques années, le cinéma à Maurice montre cette problématique-là, mais aussi le conflit entre la tradition et la modernité.

C’est un cinéma qui fonctionne en termes d’écriture. Il y a déjà trois longs métrages réalisés dont 
Les enfants de Troumaron de Harrikrisna et Sharvan Anenden, une adaptation du roman Eve et ses décombres de Ananda DeviIl y aura bientôt un long métrage de David ConstantinLonbraz Kann (A l’ombre des cannes)qui est en pré-production.

Comment ces cinémas ont évolué depuis les années 2000 ?
Sur deux territoires, ça marche sous l’impulsion de deux festivals : le Festival Iles-courts à Maurice et les Rencontres du Film Court à Madagascar qui a mis en place une compétition. Une compétition, dans des territoires où il n’y a pas de cinéma, ça créé une émulation. Ça donne envie à ceux qui veulent faire des films de dire : je vais faire mon film pour les RFC. Même si, au fond, ce n’est pas très bien et qu’il faut faire un film parce qu’on en a le désir. Mais cela a quand même donné une vraie impulsion.

Le Festival Iles-courts (Maurice) a décidé de ne pas faire de compétition mais plutôt d’organiser des concours de scénarios. Si on est sélectionné, durant le festival, on participe à l’atelier de scénario avec des professionnels. On écrit son projet de film et le festival Iles-courts l’accompagne pour que ce film soit réalisé l’année qui suit dans des conditions professionnelles. C’est une façon de mettre un pied à l’étrier à ceux qui veulent faire des films. Ce festival a aussi créé des collections de films Iles-courts.

 
Le cas de la Réunion est totalement différent. Suite à une enquête réalisée dans les années 90 et intitulée « Réunion, terre d’images, plateau de tournage », la Région Réunion a créé une Commission régionale du film au début des années 2000, avec pour but l’aide à la création. Elle se décline en une aide à la production, à l’écriture, à la réalisation… L’Association pour le Développement du Cinéma, de l’Audiovisuel et du Multimédia (ADCAM) a aussi été créée. Donc, les gens qui ont envie de faire des films déposent leurs dossiers et bénéficient des dispositifs d’aide.

Parallèlement à cela, il y a à la Réunion tout un réseau d’infrastructures copié sur le modèle français (puisque c’est un territoire français) : des cours de cinéma au lycée, un Institut de l’image de l’Océan indien, six festivals de cinéma dont le Festival des films d’Afrique et des îles, le Festival des films de la Réunion, le Festival du film de jeunesse, le Festival du film court de Saint-Benoît, le Festival du film d’aventure. Il y a aussi des salles de cinéma et deux multiplexes. On a aussi la possibilité d’avoir des co-productions avec la chaîne de télévision France Ô (ancienne RFO). Donc, toutes les infrastructures sont là pour accompagner les  porteurs de projets cinématographiques.

 
Aux Comores, le cinéma repose sur des initiatives individuelles. En 2012, le festival CIFF a été monté après deux ans de travail. Il s’inspire des RFC avec qui il est en partenariat, et aussi avec le festival Iles-Courts. Il y a eu des ateliers d’écriture documentaire, fiction et animation. Cette année, on suit ces porteurs de projets pour qu’ils arrivent à faire leurs premiers films. C’est le festival qui va trouver les moyens de les produire.

À côté de cette organisation, il y a des cinéastes indépendants qui se débrouillent, comme d’ailleurs beaucoup de cinéastes africains. Il y a beaucoup d’autoproduction, surtout dans le cinéma d’animation à Madagascar. Très peu de ces films d’animation ont le financement classique. Les jeunes travaillent à partir de leurs ordinateurs, de logiciels piratés et pourtant le résultat est quand même assez extraordinaire.

 
Au milieu de ces cinémas, La Réunion fait figure de parent riche. Ne faut-il pas  dissocier ce territoire des Comores, de Maurice et de Madagascar?
On ne peut pas vraiment le dissocier parce que, autant La Réunion a de l’argent, autant la qualité des productions n’est pas meilleure que ce qui se fait à côté. En plus, les cinéastes de la Réunion rencontrent à peu-près les mêmes problèmes qu’à Maurice ou aux Comores : problème d’identité, de perte de valeurs traditionnels, les rapports avec le Nord, etc.

Comment ces cinémas sont financés ?
Pour l’instant, ce sont des festivals qui trouvent des sous, pour aider à la création. Il y a aussi l’autoproduction. Un peu de financement vient du secteur privé. À Madagascar, l’État a monté un fonds d’aide qui s’appelle Serasary,
 mais qui n’a pas beaucoup d’argent.

Les festivals tiennent un rôle central dans la naissance ou la renaissance du cinéma dans cette région. Ils sont portés par des jeunes. Au cours de votre intervention, vous avez parlé d’un mouvement générationnel. Comment cela s’est-il mis en place ?
C’est un hasard. Le FIFAI a été un des moteurs de ce mouvement. Il y a 20 ans, Alain Gili a créé les Journées du cinéma et de la culture qui sont devenues le Festival international du film d’Afrique et des îles (FIFAI). Alain est un homme de culture, il a associé toutes les disciplines artistiques autour de ce festival. Il a fait venir des poètes, des plasticiens, des écrivains dans des jurys et en tant qu’invités. Des artistes venus du monde entier mais surtout de la région. Donc, il y a toujours eu cette volonté d’associer la création de la région avec le cinéma réunionnais. Cela a permis d’enclencher une dynamique, des échanges et finalement, il y a un réseau qui se met en place, même si on n’en est pas conscients. Après cette volonté du FIFAI, il y a eu une deux décisions importantes : celle de David Constantin à Maurice de créer le Festival Iles-Courts et celle de Laza à Madagascar de créer en 2006 les Rencontres du Film Court.

Le fait de créer ces festivals et de demander au FIFAI d’être partenaire, cela a tout de suite amené une sorte de coopération régionale implicite qui consiste en des échanges de programmation et d’invités, la prise en charge de professionnels primés, etc. Et finalement, on se connaît et l’information circule. Ça circule d’autant plus facilement qu’on est de la même génération. Je pense que c’est la création de ces deux festivals, et maintenant du CIFF aux Comores, qui sont les éléments moteurs de cette dynamique. Il se passe beaucoup de choses positives dans la région. Il y a beaucoup d’envie, beaucoup d’allant, beaucoup d’énergie. C’est un moment très intéressant et excitant à vivre.

Ces manifestations, en plus de la promotion des films, se lancent dans la formation, la production, la distribution et l’exploitation. N’y a-t-il pas un danger à concentrer ainsi tout le circuit cinématographique sur des festivals ?
À un moment, ce sera effectivement un danger. Il faut bien qu’il y ait des structures qui dynamisent et catalysent le cinéma. La nature ayant horreur du vide, pour le moment, ce sont des festivals qui jouent ce rôle. Mais, ils ne pourront pas le faire très longtemps, puisque leur mission est de montrer des films, de les promouvoir, pas de gérer tous les maillons de la chaîne cinématographique. Ils risquent d’être dépassés à un moment. Mais, pour l’instant, il n’y a pas d’autres structures. Il n’y a pas de Centre national du Cinéma à Madagascar, à Maurice et aux Comores. On n’est pas du tout dans des territoires où l’État décide de créer une structure pour le cinéma. Donc, c’est presque un travail de Centre national du cinéma que font les RFC, par exemple. Mais effectivement, à un moment, ce travail aura ses limites.

Quel est le parcours des réalisateurs de ces pays ? 
On ne peut pas uniformiser. Cependant, il y a des gens qui, dès le départ, décident de faire le cinéma et commencent pas le système D. C’est beaucoup le cas à Madagascar : ils se débrouillent pour faire des films qui passent aux RFC. S’ils gagnent, ils reviennent l’année suivante ou les RFC les aident. À Maurice, ils passent par le concours du scénario Iles-Courts. À la Réunion, il y a des écoles de cinéma, beaucoup de sociétés de production. Aux Comores, il y a des artistes, plasticiens, photographes, écrivains qui ont le désir de faire du cinéma.
Il y a une autre catégorie de personnes qui ont fait des écoles de cinéma ou qui ont toujours eu le désir de faire du cinéma. Mais, parce qu’il n’y avait pas de structures et qu’ils n’arrivaient pas à trouver d’interlocuteurs, ils avaient rangé au placard leur désir de cinéma pour faire autre chose. Et dès qu’il y a eu l’émulation, ils ont voulu réaliser leur rêve. Nous, au CIFF, on a vu des gens très âgés nous apporter leurs premiers films. À Maurice, Harrikrisna Anenden a fait des films institutionnels pour l’OMS pendant 30 ans alors qu’au fond de lui, il voulait être cinéaste. Maintenant qu’il est à la retraite, il (re)commence à faire du cinéma [le cinéaste mauricien avait déjà réalisé un premier long métrage, La Cathédrale, en 2006, NDLR].

Quel regard critique portez-vous sur les films produits ?
En termes techniques, il y a une grosse avancée. En l’espace de dix ans, on est passé de films qui étaient plus ou moins bricolés techniquement, avec des problèmes de cadrage et de structuration, à des films qui commencent à être aux normes techniques internationales. Très peu de techniciens ont été dans des écoles de cinéma, ils se forment sur le tas. À force de filmer, ils apprennent. On commence à avoir de très bons cadreurs, preneurs de son... À la Réunion, il y a déjà de très bons techniciens formés. Mais, dans les autres îles, c’est la débrouillardise, le sens de l’ingéniosité, comme un peu partout en Afrique.

Maintenant, là où la différence va se faire, c’est en termes d’écriture. Et là-dessus à Maurice, vu qu’ils ont enclenché tout de suite les formations d’écriture, on sent qu’il y a une qualité certaine d’écriture qui se retrouve dans les fictions de la Collection Iles-courts. Ce qui manque encore, comme dans beaucoup de cinémas africains, c’est la qualité de l’écriture. Le temps d’un film est un temps très complexe. Il y a le temps de l’idée, de la gestation et de la maturation du projet. Mais souvent en Afrique et dans les îles, on zappe ce temps-là. Puisqu’on a le désir de filmer, on veut filmer tout, tout de suite et maintenant. On ne rend pas ce temps de gestation et de maturation du projet qui permet à la fin d‘avoir un résultat de qualité. Il reste une faiblesse à ce niveau-là dans l’écriture de scénario en fiction, et dans l’approche et les enquêtes en documentaire. Les gens font très peu de dossiers de création, ne vont pas voir en préalable les personnes qu’ils vont interviewer, ne font pas de repérage systématique, mais ils vont direct et ils filment.

Après, et c’est aussi une faiblesse du cinéma africain, on a tendance à oublier que l’imaginaire d’un pays est souvent détenue par la littérature. Cet imaginaire-là, à mon sens, doit être transféré en images pour une qualité certaine. Mais on a très peu d’adaptations. Ce qui fait que finalement, on a l’impression que le cinéaste africain ou des îles raconte une histoire qu’il est le seul à détenir. Alors que si ça se trouve, il y a des romanciers qui l’ont déjà raconté et dix fois mieux, et qu’il suffirait juste d’adapter le texte. C’est un problème qu’il faut chercher à résoudre.

Comment les cinémas de ces îles du Sud-Ouest de l’Océan indien se positionnent par rapport aux cinémas du continent africain ?
À part l’exception réunionnaise très tournée vers la Métropole, je pense que pour la plupart, les cinéastes mauriciens, malgaches et comoriens se considèrent comme africains ; même s’ils savent que l’Afrique n’est qu’une partie d’eux-mêmes puisqu’ils ont des origines diverses. On rencontre dans ces pays les mêmes problèmes que sur le continent : l’absence de l’État, d’infrastructures, l’immigration, la débrouillardise des cinéastes… Ce qu’il y a en plus sur ces îles c’est qu’on travaille en relation. Il y a un mouvement commun, alors que très peu de régions en Afrique travaillent en collaboration. Chacun se débrouille dans son coin, dans son pays et il n’y a pas d’échanges à l’intérieur d’une région ou d’une sous-région.
 

Est-ce que ces cinémas des îles de l’Océan indien arrivent à trouver une place à l’international ?
Je pense que c’est plus facile de trouver une place à l’international qu’au national, car nul n’est prophète dans son pays. Depuis à peu près deux ans, il y a un intérêt de gros festivals comme Clermont-Ferrand pour ce qui se passe dans la région, parce qu’ils reçoivent de plus en plus de films venant d’ici. On commence à avoir des retombées positives. C’est plutôt au niveau national que les États ne sont pas conscients de ce phénomène et n’ont pas vraiment le désir de l’accompagner.

Et comment ces films sont distribués sur le plan local ?
C’est très difficile parce qu’il n’y a que dans des festivals qu’on arrive à les voir. Les télévisions demandent à être payés pour passer les films à Maurice et à Madagascar. Aux Comores, ils diffusent des films et ne paient pas. Il faut du temps pour leur faire comprendre que c’est à eux de payer les cinéastes et les ayants droits.
Ensuite, il n’y a presque plus de salles. À Madagascar, elles ne sont plus exploitées, on les ouvre seulement à des occasions spéciales. À la Réunion, il y a des salles mais malheureusement, celles qui seraient à même de passer les films d’ici ferment les unes après les autres. Nous, au Port, on a réussi à convaincre le maire de racheter la salle Le Casino qui est devenu un cinéma municipal qu’on ouvre pendant le festival. On a d’ailleurs un projet de rénover ce cinéma pour l’ouvrir toute l’année, mais ça demande beaucoup de moyens.

Il y a une salle mythique au centre-ville de Saint Denis, Le Plaza, qui vient de fermer après 70 ans d’exploitation. On se retrouve aujourd’hui à la Réunion avec une offre qui est le multiplexe, qui diffuse des grosses productions, des blockbusters. Les exploitants ne s’intéressent pas au cinéma local. À chaque fois, nous essayons de leur proposer des films de la région, par exemple Les enfants de Troumaron qui a été primé au Fespaco et a eu le prix du public au FIFAI. Mais cette diffusion se fait par à coup, il n’y a pas de systématisation.
Après, il reste des Vcd (Vidéo Compact Disques). Il y a des gens qui font des films du type Nollywood, qui louent des salles, qui montrent des films en malgache et les Malgaches aiment ça. Mais est-ce qu’on peut parler de cinéma ? Aux Comores c’est pareil, on achète des Dvd de films qui viennent du continent africain. Donc, le problème de la distribution reste entier.

Aux Comores, le CIFF a créé un ciné-club mobile avec des projections en plein air. Comment ça se passe ?  
On est parti sur le constat qu’il n’y a plus de salle et on s’est demandé comment faire pour attirer les gens, leur donner l’envie de voir des films. On a décidé de faire des projections dehors, sur des places publiques. On n’allait pas s’amuser à aménager des salles alors qu’on a très peu de moyen. Tout cela nous a forcé à mettre en place un dispositif de cinéma ambulant, de faire le tour de grosses places de la capitale, d’aller de village en village, de parler du festival qui va arriver et d’habituer les gens au cinéma. On passe les films comoriens et d’autres, en même temps qu’on enclenche les débats. 

On passe un film parce que le réalisateur est présent, parce que ça soulève une problématique importante. On a commencé en juillet 2011, au moment du Ramadan. Une fois que les gens ont coupé le jeûne, qu’ils ont été à la mosquée, la nuit, ils se baladent dehors parce qu’il fait très chaud. On a passé des films qui parlaient de la culture musulmane et ça a bien marché. On fait des projections sur toute l’année. On a arrêté après le festival en décembre, mais on réfléchit à la reprise des projections.

Quelles perspectives s’offrent à ces cinémas aujourd’hui ?
Il y a un enjeu politique certain, le cinéma est un enjeu national, quel que soit le pays. La question est de savoir si les responsables politiques de ces territoires, Réunion inclus, ont compris que c’était un enjeu national de créer une industrie et donc de professionnaliser le secteur, en offrant du boulot aux jeunes, mais en même temps de donner une autre image de ces territoires-là, en permettant aux cinéastes d’en être des ambassadeurs.

Si le politique n’accompagne pas ce développement, ce qui risque de se passer, c’est que ces cinémas vont se développer en marge de politiques publiques et on va se retrouver en manque d’infrastructures cinématographiques pérennes. Ces cinéastes vont en avoir marre et partir en exil. Donc, on va revenir à l’ancien schéma que les cinémas africains connaissent très bien et les structures vont mourir. Il y a un risque de dispersion s’il n’y a pas de politiques publiques. 

Après, ce qu’il y a de positif dans ces cinémas d’Afrique et des îles, c’est qu’il y a une nouvelle génération qui est consciente des erreurs des anciens. Il y a eu de très grands cinéastes mais ils n’ont pas créé de structures, ils n’ont pas pensé à la formation, à la production, à transmettre. Ce n’est pas normal que le Sénégal qui a produit Djibril Diop Mambéty et Sembène Ousmane n’ait pas d’école de cinéma. À quoi ont-ils donc servi ? La jeune génération pense production, formation, ateliers, écoles de cinéma, au-delà de penser leurs films aussi. Pour moi, ça tient à la fois aux responsables politiques et aux acteurs du cinéma local. C’est important qu’il y ait des structures. Il y a des festivals dans les îles, mais il faut en plus des sociétés de production, de distribution, des écoles de cinéma.

Sans l’engagement de l’État, ça va devenir un cinéma totalement indépendant, financé par des privés et/ou par l’étranger. Et quand l’État voudra s’en mêler, ce sera trop tard. Or, si l’État s’en mêle dès le départ, au moins il y aura une direction. Mais nos États sont défaillants. Si on avait des politiques à la hauteur, nos pays ne seraient pas dans cet état là. Pour le Comorien ordinaire, l’État c’est une abstraction, quand ce ne sont pas des voleurs. À partir de là, je suis assez pessimiste par rapport aux politiques publiques d’intervention.
 
Une scène du film "Les enfants du troumaron"
Vous, Mohamed Saïd-Ouma, comment êtes-vous arrivé au cinéma ?
Je suis arrivé au cinéma un peu par hasard. J’ai toujours été cinéphile, j’ai toujours cherché une voie artistique, entre littérature et musique. J’avais le désir d’écrire et je suis devenu journaliste. Cela ne m’a pas satisfait parce que je trouvais que l’écriture journalistique n’est pas libératrice. La musique, ça ne me convenait pas non plus parce que ça manque quelque fois de réflexion. Je suis venu au cinéma comme un appel, parce que c’est une discipline de synthèse : il y a l’écrit, du son, des images. Et en même temps, c’est l’une des pratiques qui permet de porter une réflexion profonde sur le monde, un point de vue, même si c’est difficile avec les contraintes de la production.

Je suis un autodidacte puisque je n’ai pas fait d’école de cinéma. Et le fait de travailler pour un festival de cinéma, c’est une véritable formation car on est au contact de distributeurs, réalisateurs, producteurs, acteurs, critiques de cinéma et à force de les écouter, on comprend un peu les rouages de tout ce mécanisme. Ce qui m’a le plus motivé à entrer dans le cinéma c’est que je viens d’un territoire, l’archipel des Comores, qui n’a pas du tout été filmé par ses propres habitants. Il y a ce désir chez moi de raconter notre histoire, qui nous sommes et où est-ce qu’on veut aller. On peut être pionnier et montrer une voie.

Est-ce que c’est ce désir-là de filmer les Comores d’où vous êtes originaire qui vous a poussé à partir de l’Angleterre où vous étiez journaliste pour vous installer à la Réunion où vous êtes né? 
Mes parents sont Comoriens, ils se sont connus à Madagascar et sont partis vivre à la Réunion. Je suis né à la Réunion au début des années 70, j’ai grandi en France et je suis parti faire des études en Angleterre. Je vis à la Réunion mais je suis souvent aux Comores. Étant en Angleterre, j’ai beaucoup travaillé sur les diasporas ; j’ai côtoyé des artistes noirs anglophones du Nigéria, du Ghana, des Afro-Américains. Je me suis souvent posé des questions que beaucoup de gens de la Diaspora se posent à savoir : qui sommes-nous, où est-ce qu’on va, qu’est-ce qu’on garde de la terre d’origine et comment on vit dans l’espace diasporique ? 

A un moment, je me suis demandé : est-ce que c’est vraiment intéressant de parler du pays, des Comores, de la Réunion et même de la région, à partir de Londres ? Est-ce que nous autres artistes de la diaspora, on n’est pas en train de se mentir en voulant parler de la terre d’origine à partir de l’étranger ? Au final, qu’est-ce que je sais de cette région, à part une représentation mentale, voire même fantasmée même si c’est ma région, mon pays ? Est-ce qu’il n’est pas mieux d’aller directement sur place et de prendre le pouls ?

Moi, j’ai franchi le pas du retour que beaucoup de gens de la diaspora n’osent pas franchir. En 2003, je suis rentré pour créer à partir d’ici ; parce que je ne pense pas que je sois crédible en créant à partir de Londres. Cette crédibilité n’est pas vis-à-vis de l’Occident, mais vis-à-vis de mes compatriotes, de moi-même. Je fais partie de ceux qui pensent qu’aujourd’hui, la force ce n’est pas la mondialisation mais la nucléarisation des choses, il faut être très local et pas global. En tant qu’artiste, il faut se poser des questions fondamentales : pour qui je crée, et pourquoi je crée. Je pense que dans le cinéma et dans d’autres disciplines artistiques, nous autres, Africains, on a besoin de se poser ces questions-là plus souvent. Pour qui et pourquoi on fait des films ? Moi, je ne crois pas à l’universel, on se perd dans la globalité. J’ai plutôt envie que des films des Comoriens soient vus et compris aux Comores. Le reste, pour moi, n’est qu’un plus.

Quels sont vos projets ?
Mon plus gros projet est de fêter les 20 ans du FIFAI, de faire que l’édition de début octobre soit une réussite, même si les moyens ont diminué à cause de la crise économique. La 2ème édition du CIFF va se tenir en décembre 2014 et dès maintenant, il faut trouver de l’argent pour financer les films de tous ces porteurs de projets qu’on a eu dans des ateliers en décembre 2012, pour pouvoir présenter une première collection de films du CIFF à la prochaine édition.

En termes de création, j’ai écrit un court-métrage de fiction qui évoque le problème des clandestins à Mayotte. Mayotte est devenue française en 1975 et depuis 1995, il faut que les Comoriens des autres îles demandent un visa qu’on appelle « visa Balladur » [une création du Premier Ministre français Édouard Balladur, NDLR] pour pouvoir aller à Mayotte. Donc, on est étranger chez soi. Cette situation paradoxale et totalement injuste a créé un drame, puisque les gens des autres îles qui sont beaucoup plus pauvres vont mourir en mer, en essayant d’atteindre Mayotte. Depuis 1995, il y a plus de 10 000 morts du visa Balladur. On a 60% du budget du film, on est en train de chercher les 40% restants. On a commencé le casting en février et on pense tourner d’ici novembre.

J’ai écrit un autre film après une résidence Africadoc à Tamatave à Madagascar, les Rencontres Tënk. C’est un docu-fiction qui raconte la révolution aux Comores. Il faut savoir qu’à l’indépendance en 1975, il y a tout de suite eu un coup d’Etat et un révolutionnaire appelé Ali Soilih a fait une révolution qui a duré trois ans. Et c’est de cette révolution que sont nées les Comores modernes. Ce docu-fiction revient sur les trois ans de cette révolution et sur l’Etat du pays aujourd’hui. Je n’ai pas encore trouvé de coproducteur, pour ce projet ambitieux.
Propos recueillis par Stéphanie Dongmo à Antananarivo