Racontées
par Hilaire Sikounmo à travers les méandres labyrinthiques de l’éducation
nationale depuis les années 50. Note de lecture du dernier livre de l’écrivain,
intitulé Sur les traces d’une vie en
demi-teinte, œuvre-mémoire d’un enseignant camerounais.
Par
Moise Metou
Hilaire Sikounmo |
Moins de trois mois après la parution de son remarquable
essai sur la vie de Léopold Ferdinand
Oyono, biographie passée au calibrage de son œuvre littéraire[1],
Hilaire Sikounmo sort de nouveau du bois. Cette fois il est nanti d’un titre
tout aussi accrocheur : Sur les
traces d’une vie en demi-teinte, œuvre-mémoire d’un enseignant camerounais[2].
C’est a priori de l’autobiographie de par la
formulation de son appellation, alors que le contenu révèle des particularités notables.
D’ordinaire, une œuvre littéraire de ce genre part de la tendre enfance vers la
fin de l’adolescence ; en tout cas, de préférence elle fait plein-feu sur la
saison la plus innocente de la vie de son auteur ou commanditaire. Les plus
connus et représentatifs de cette catégorie narrative dans l’univers
négro-africain c’est L’Enfant Noir (Camara
Laye), Black Boy (Richard Wright), Amkoullel, l’enfant peul (A. Hampaté Bâ)
ou Climbié (B. Dadié).
L’âge de la responsabilité – pénale surtout –
les écrivains avisés sont plus prudents, portent soigneusement des gants blancs,
pour pouvoir l’étaler, même incognito, aux regards indiscrets, notoirement
corrosifs du grand public, quelque peu effarouché par cette propension des
scribes à l’auto-encensement plus ou moins voilé ; ils prennent donc des
risques probables – peut-être calculés – en laissant à la portée de leurs
lecteurs des séquences entières de leur existence, en général déjà en pleine
tourmente, dans leurs rapports à autrui
ou à l’ordre établi.
Alors ils s’ingénient plus profondément à emprunter
le biais de la fiction pour pouvoir se
livrer - par bribes ou au fil des déroulements de quelque ampleur et tant soit
peu intéressants de leur vie intime, de
leur vécu, de leur savoir-être, tout cela cependant enrobé d’artifices stylistiques,
d’un savant flou poétique, en un condensé superposition de maquillages.
Les moins disposés à la mystification peuvent
tout simplement se présenter à la troisième personne du singulier. Tout en se
laissant parfois aller à la petite farce de clerc dûment réquisitionné, si ce n’est en avocat auto-constitué d’un
personnage des plus attachants, déniché au hasard d’une rencontre fortuite, ou
en humaniste « modeste » révélateur d’une grande victime du destin
tout à fait ignoré de ses contemporains, et éventuellement de la postérité si
rien n’est fait pour sauver la situation.
A l’exemple de Amadou Hampaté Bâ dans L’étrange Destin de Wangrin[3]
où le captivant personnage éponyme n’est qu’une projection de l’auteur-transcripteur
de sa dimension très peu connue d’instituteur tout à fait ordinaire issu de
William Ponty, puis d’interprète de toutes parts courtisé de
l’administration coloniale française; un homme d’action dynamique polyvalente
des plus audacieusement entreprenants – en coulisses de préférence.
Un activiste de l'ombre
Une forte personnalité d’activiste de l’ombre assez
éloignée de celle de l’homme profond, d’observation et de réflexion, de la
légende qui conclut un jour son discours d’accréditation comme ambassadeur du
Mali à l’UNESCO par cette phrase restée célèbre, parce que riche de
significations pourtant guère évidentes pour tout le monde : « En Afrique, quand un vieillard meurt,
c’est une bibliothèque qui brûle ». Sur les pistes en filigrane, déjà perdues
pour les générations les plus aliénées, qui doivent toutefois mener les plus dévoués,
les mieux préparés et les plus assidus de nos chercheurs à la découverte, puis à
la sélection, à l’adaptation et à la revalorisation collectives des meilleurs
legs culturels du passé nègre.
Quant à Monsieur Sikounmo, sa pétillante
narration ne s’est pas limitée à égrainer d’émouvantes authenticités de son
enfance, ou à évoquer des espérances de son adolescence au point de départ de quelques
ardeurs parfois naïves de sa jeunesse ; ou à mentionner des audaces cumulées
d’un début de carrière des plus enthousiastes. Et il n’a pas beaucoup louvoyé
pour étaler quelques-unes de ses propres lacunes – clairement avouées ou à
déduire de l’exposition assez objective des faits, des situations vécues ou
observées en témoin intéressé.
Il va doit au but, sans songer à prendre la
précaution de la fiction la plus élémentaire ; pour se mettre à dérouler
pratiquement toute une existence de pédagogue attentionnée de plus de soixante
années qu’il est – le plus souvent à la première personne. Il est même descendu
plus bas que sa date de naissance pour invoquer ses origines diverses, un
assortiment culturel de sources vitales ; l’une d’entre elles relève quasiment
de la légende. Celle de l’emblématique Mewa, en l’occurrence, « la
grand-mère maternelle de [sa] grand-mère maternelle » achetée « aux
temps immémoriaux », « sur un marché de femmes à Batié ».
Le narrateur ne ferme pas non plus les yeux sur
les graves interpellations de l’avenir : celui notamment de l’Education Nationale
en situation de crise profonde[4],
proche du coma éthylique, pourtant demeurée l’incontournable cheville ouvrière de
notre évasion des effluves de la dominance néocoloniale, pour être en mesure de
mieux diligenter notre vie en société, d’opérer la percée idoine d’une ouverture
mature au monde ; sans quoi il y aurait grand risque de dissolution en
pure perte de l’entité nationale, en dérive aggravée, dans une mondialisation
anthropophage.
Sikounmo fait à sa manière l’Histoire
- L’histoire d’une profession : celle de l’enseignement
primaire, secondaire et supérieur au Cameroun, son pays natal ; et quelque
peu en France où il a effectué le cycle de doctorat.
- L’histoire de la pédagogie du français, de la SVT, de l’anglais, de
l’espagnol ; celle aussi sous-jacente aux cours de la religion chrétienne
au Lycée, comme aux prônes de certains de ses curés, à ceux des prêtres chercheurs
du Centre Catholique Universitaire ; pédagogie reconstituée de mémoire, dans
ses facettes multiples, à partir de quelques-uns de ses plus remarquables exerçants,
minutieusement observés à l’œuvre. Ce, au regard de l’enfance à l’école
primaire, de l’adolescent, puis du jeune homme au secondaire et à l’Université,
comme dans les salles de classe, cette fois en tant que lui-même enseignant.
- Charisme professionnel décapant ressenti chez son maître du CMI, et
plus tard en compagnie de ses professeurs d’espagnol et d’Histoire Géo en
seconde.
- Excellence pédagogique relevée, diligemment vécue chez son
professeur d’espagnol en seconde (le même) ; son pédagogue de français en
6e, d’Histoire Géo en seconde et en 1ère ; de même
que admirée chez son encadreur de français à ces deux niveaux du
secondaire ; et plus tard tangible au contact de son formateur de littérature
française en année de Licence.
- Du moins bon cependant, en ennuyeuse compagnie de trois
« professeurs » d’anglais de Peace Corps, de son moniteur d’EPS de la
sixième en seconde, de son encadreur en SVT en 1ère et en Terminale,
comme de celui d’Histoire Géo à ce dernier pallier. Sans oublier un de ses
moniteurs de la SIL.
- Peinture, par petites touches saisissantes - en marge de la
pratique éducative au quotidien - de la vie « active » dans les huit
Lycées où l’auteur à eu à exercer : animation culturelle, activités post
et périscolaires, soubresauts de la férule administrative, velléités d’actions
syndicales, etc.
- Evocation aussi de significatives tranches de vie autour de ces
Etablissements : à Yaoundé, Douala, Mora, Ngoumou, Yokadouma, Bafang,
Meiganga, Bafoussam.
- Sans longtemps perdre de vue sa communauté naturelle de base, Baham,
singulier village qui avait été – entre autres excentricités de l’époque - le
point de départ des maquis de l’UPC à l’Ouest Cameroun dès 1956, et dont nombre
de ses enfants ont eu à en pâtir dans leur scolarité au secondaire comme dans
le supérieur ; et même plus tard dans le recrutement à la Fonction
Publique, autant que finalement dans leurs possibilités d’évoluer chacun dans
sa carrière ; pour les rares indexés chanceux qui avaient pu un moment
faufiler au travers des mailles du filet partout présent des tentaculaires
Services Spéciaux.
Un bout de statistiques en clair obscur
-
Un effet de l’instabilité administrative acquise de M.
Sikounmo : assez souvent, il n’a pas eu à connaître plus d’un Chef à la
tête des Etablissements où il a servi – sauf à New-Bell (4), Bafang (3),
Bafoussam (6). Il est passé en coup de vent au reste des postes. Nécessités des
mutations disciplinaires obligent !
- L’enthousiasme des élèves à participer aux cours s’est modulé suivant
le cheminement du niveau académique global de base de chaque Lycée, et selon
les périodes considérées (le temps travaillant plutôt à l’effritement de la
discipline générale comme à celui des pré-acquis didactiques). Tentative de
classement par ordre d’engouement décroissant des apprenants : Lycée
Leclerc, de Mora, de New-Bell, de Bafang, Ngoumou, Yokadouma, Meiganga, Lycée
Bilingue de Bafoussam.
- Excellence administrative admirée chez certains chefs d’Etablissement :
au Lycée de Jeunes Filles (1973-1974), de Bafang (1976), de Yokadouma (1989), Lycée
Bilingue de Bafoussam (2007), Cours Complémentaire mutant vers le Lycée de
Bafoussam (1965-1968).
-
Du moins bon au Lycée Leclerc (1972), de Bafang (1990), Meiganga
(1996-1998), …
- De pas mûr du tout : Lycée de New-Bell (1984-1985), Mora
(1986), Ngoumou (1986-1988), Yokadouma (1990).
-
Un Préfet bienveillant, professionnel, fortuitement rencontré à
Bafang, et un autre à Meiganga (1998-1999), par la suite.
-
Mais un Chef de Terre plutôt piètre bourreau sac-au-dos, infatigable
chasseur d’« opposants », à Bafang (1994-1996), surtout à Mora (1986)
et à Ngoumou (1988) ; à Yokadouma aussi (1989-1990).
-
Curieusement, M. Sikounmo, éducateur visiblement dévoué, disons
patriote, mais si souvent harcelé de tous côtés, officiellement pour subversion
perpétuelle contre l’ordre établi, n’avait jamais été convoqué à un
commissariat de police ni à une brigade de gendarmerie ni encore moins devant
le Conseil de Discipline de la Fonction Publique.
- Par le périlleux faux-fuyant constant de leur démarche, ses sombres
persécuteurs fréquemment coalisés devaient reconnaître, quelque part, dans leur
for intérieur tout au moins, que le dossier d’accusation manquerait forcément du
solide devant une instance légale tant soit peu règlementée pour réguler les
comportements dans une société moderne. Les manœuvres de coulisses se
révélaient être plus propices à assouvir leurs sourdes rancunes, par ailleurs ressenties
publiquement inavouables.
- Dans l’ordre chronologique, quatre ministres de l’Education sortent
du lot de la douzaine que notre essayiste a vu défiler à ce poste : Etéki
Mboumoua, Ndam Njoya, Joseph Mboui, Charles Etoundi ; pendant que trois de
leurs homologues tendent plutôt vers le fond de la poubelle de l’Histoire :
Georges Ngango, Mbella Mabappé, Louis Mbappès Mbappès. Les émergeants sur le
plan de l’éthique ont en commun – à l’exception notable de l’ancien Secrétaire
Général de l’OOUA – de n’avoir effectué qu’un bref passage, un quasi
aller-retour, au gouvernement.
Voilà
très brièvement repris le somptueux tableau que M. Hilaire Sikounmo a – de
toute évidence - patiemment brossé de l’enseignement et de ses administratifs,
des enseignants et de quelques apprenants à problème ; comme de certaines
séquences forcément parcellaires de la vie sociopolitique dans son pays, le
Cameroun, au cours de ces soixante dernières années, toutes ces
« hors-séries » ayant néanmoins plus ou moins directement rapport à
l’Education Nationale.
Fresque minutieusement
engendrée, apprêtée de l’intérieur du système éducatif, à tour de rôle, à
partir de huit angles au moins du Triangle National – sur les ailes des
souvenirs restés vivaces, des épreuves, des sensations diverses, de même que derrière
des attitudes personnelles et les diverses figures du prisme environnemental du
narrateur sexagénaire.
Le style
coule des sources, de la plume d’un pédagogue du français au secondaire
longtemps pratiquant, craie-en-main - tout au long d’au moins 36 couples de
saisons tropicales, par moments déchaînées ; un jaillissement globalement mélodieux[5],
émanation d’un ouvrier attentionné et rigoureux
de la langue de Rousseau, telle que l’on peut consciencieusement la
ruminer aujourd’hui en Francophonie du Sud, à la créativité linguistique malheureusement
encore snobée depuis l’Hexagone.
L’enseignant
chevronné, resté dans l’âme de l’écrivain autant voluptueusement engagé, semble
plus préoccupé à actualiser - pour mieux les rendre - des effets stylistiques
d’origines diverses à plier aux exigences scripturales de l’espace-temps
camerounais ; en vue d’une expression plus accomplie des réalités à
appréhender, qui se dévoilent de nos jours majoritairement hybrides.
Cela
tout à fait délibérément, au détriment du faux brillant de la grandiloquence
vaine, comme au préjudice de la pesante, si vieille et stérilisante langue
académique, très souvent amenée à passer outre la riche complexité du message tiers-mondiste
à faire passer au Nord comme à ses assimilés ; au risque également – la
plupart du temps - de manquer le gros des destinataires cibles, sans pouvoir
raisonnablement espérer atteindre grand monde ailleurs.
Moïse Meutou
Repères
Titre de l’ouvrage : Sur les Traces d’une vie en
demi-teinte. Œuvre-mémoire d’un enseignant camerounais,
Edilivre, Paris, 2012.
Editeur : Edilivre
Genre : récit
Nombre de pages : 362
Date d’édition :
le 1er octobre 2012
Prix : 25.50 euros
Points de vente : en
e-book sur le Net et en version papier aux Editions Edilibre à Paris et dans
les librairies associées
Nom de l’auteur :
Hilaire Sikounmo
Nationalité : camerounaise
Profession : enseignant à la retraite
Charge : écrivain
Du même
auteur
-
Du
Défaitisme dans l’œuvre de Ferdinand Oyono : tare ou philosophie ?,
Edilivre, Paris, 2012, essai.
-
Au
Poteau, L’Harmattan, Paris, 2010, roman.
-
Afrique
aux épines, L’Harmattan, Paris, 2010, nouvelles
-
Débris
de rêves. Pensées à la carte, L’Harmattan, Paris, 2010, essai.
-
Ousmane
Sembène, écrivain populaire, L’Harmattan, Paris, 2010, essai.
-
Jeunesse
et éducation en Afrique noire, L’Harmattan, Paris, 1995, essai.
-
L’Ecole
du sous-développement. Gros plan sur l’enseignement secondaire en Afrique,
L’Harmattan, Paris, 1992, essai.
[1] Du Défaitisme dans l’œuvre de Ferdinand
Oyono : tare ou philosophie ? Edilivre, Paris, 2012
[2]
Edilivre, Paris, 2012
[3]
Union Générale d’Edition, 10/18, Paris, 1973
[4]
Cf. son tout premier ouvrage : L’Ecole
du sous-développement. Gros plan sur l’enseignement secondaire en Afrique.
L’Harmattan, Paris, 1992.
[5]
Des mots et expressions aux agencements agréablement sonores ; des phrases
brèves de simplicité, soit nominales soir infinitives, autrement assez bien
rythmées, le plus souvent à trois membres ; tout cela en-deçà d’une foule
en cascades d’images aussi hallucinantes que pittoresques, perçu comme un tout en
relief des plus mouvementés.
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