samedi 16 février 2013

Littérature : Tranches de vie au Cameroun


Racontées par Hilaire Sikounmo à travers les méandres labyrinthiques de l’éducation nationale depuis les années 50. Note de lecture du dernier livre de l’écrivain, intitulé Sur les traces d’une vie en demi-teinte, œuvre-mémoire d’un enseignant camerounais.
Par Moise Metou

Hilaire Sikounmo
Moins de trois mois après la parution de son remarquable essai sur la vie de Léopold Ferdinand  Oyono, biographie passée au calibrage de son œuvre littéraire[1], Hilaire Sikounmo sort de nouveau du bois. Cette fois il est nanti d’un titre tout aussi accrocheur : Sur les traces d’une vie en demi-teinte, œuvre-mémoire d’un enseignant camerounais[2].

C’est a priori de l’autobiographie de par la formulation de son appellation, alors que le contenu révèle des particularités notables. D’ordinaire, une œuvre littéraire de ce genre part de la tendre enfance vers la fin de l’adolescence ; en tout cas, de préférence elle fait plein-feu sur la saison la plus innocente de la vie de son auteur ou commanditaire. Les plus connus et représentatifs de cette catégorie narrative dans l’univers négro-africain c’est L’Enfant Noir (Camara Laye), Black Boy (Richard Wright), Amkoullel, l’enfant peul (A. Hampaté Bâ) ou Climbié (B. Dadié).

L’âge de la responsabilité – pénale surtout – les écrivains avisés sont plus prudents, portent soigneusement des gants blancs, pour pouvoir l’étaler, même incognito, aux regards indiscrets, notoirement corrosifs du grand public, quelque peu effarouché par cette propension des scribes à l’auto-encensement plus ou moins voilé ; ils prennent donc des risques probables – peut-être calculés – en laissant à la portée de leurs lecteurs des séquences entières de leur existence, en général déjà en pleine tourmente, dans  leurs rapports à autrui ou à l’ordre établi.

Alors ils s’ingénient plus profondément à emprunter le biais de la fiction  pour pouvoir se livrer - par bribes ou au fil des déroulements de quelque ampleur et tant soit peu intéressants  de leur vie intime, de leur vécu, de leur savoir-être, tout cela cependant enrobé d’artifices stylistiques, d’un savant flou poétique, en un condensé superposition de maquillages.

Les moins disposés à la mystification peuvent tout simplement se présenter à la troisième personne du singulier. Tout en se laissant parfois aller à la petite farce de clerc dûment réquisitionné,  si ce n’est en avocat auto-constitué d’un personnage des plus attachants, déniché au hasard d’une rencontre fortuite, ou en humaniste « modeste » révélateur d’une grande victime du destin tout à fait ignoré de ses contemporains, et éventuellement de la postérité si rien n’est fait pour sauver la situation.

A l’exemple de Amadou Hampaté Bâ dans L’étrange Destin de Wangrin[3] où le captivant personnage éponyme n’est qu’une projection de l’auteur-transcripteur de sa dimension très peu connue d’instituteur tout à fait ordinaire issu de William Ponty, puis d’interprète de toutes parts courtisé de l’administration coloniale française; un homme d’action dynamique polyvalente des plus audacieusement entreprenants – en coulisses de préférence.


Un activiste de l'ombre 
Une forte personnalité d’activiste de l’ombre assez éloignée de celle de l’homme profond, d’observation et de réflexion, de la légende qui conclut un jour son discours d’accréditation comme ambassadeur du Mali à l’UNESCO par cette phrase restée célèbre, parce que riche de significations pourtant guère évidentes pour tout le monde : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Sur les pistes en filigrane, déjà perdues pour les générations les plus aliénées, qui doivent toutefois mener les plus dévoués, les mieux préparés et les plus assidus de nos chercheurs à la découverte, puis à la sélection, à l’adaptation et à la revalorisation collectives des meilleurs legs culturels du passé nègre.

Quant à Monsieur Sikounmo, sa pétillante narration ne s’est pas limitée à égrainer d’émouvantes authenticités de son enfance, ou à évoquer des espérances de son adolescence au point de départ de quelques ardeurs parfois naïves de sa jeunesse ; ou à mentionner des audaces cumulées d’un début de carrière des plus enthousiastes. Et il n’a pas beaucoup louvoyé pour étaler quelques-unes de ses propres lacunes – clairement avouées ou à déduire de l’exposition assez objective des faits, des situations vécues ou observées en témoin intéressé.

Il va doit au but, sans songer à prendre la précaution de la fiction la plus élémentaire ; pour se mettre à dérouler pratiquement toute une existence de pédagogue attentionnée de plus de soixante années qu’il est – le plus souvent à la première personne. Il est même descendu plus bas que sa date de naissance pour invoquer ses origines diverses, un assortiment culturel de sources vitales ; l’une d’entre elles relève quasiment de la légende. Celle de l’emblématique Mewa, en l’occurrence, « la grand-mère maternelle de [sa] grand-mère maternelle » achetée « aux temps immémoriaux », « sur un marché de femmes  à Batié ».

Le narrateur ne ferme pas non plus les yeux sur les graves interpellations de l’avenir : celui notamment de l’Education Nationale en situation de crise profonde[4], proche du coma éthylique, pourtant demeurée l’incontournable cheville ouvrière de notre évasion des effluves de la dominance néocoloniale, pour être en mesure de mieux diligenter notre vie en société, d’opérer la percée idoine d’une ouverture mature au monde ; sans quoi il y aurait grand risque de dissolution en pure perte de l’entité nationale, en dérive aggravée, dans une mondialisation anthropophage.

Sikounmo fait à sa manière l’Histoire
-      L’histoire d’une profession : celle de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur au Cameroun, son pays natal ; et quelque peu en France où il a effectué le cycle de doctorat.

-    L’histoire de la pédagogie du français, de la SVT, de l’anglais, de l’espagnol ; celle aussi sous-jacente aux cours de la religion chrétienne au Lycée, comme aux prônes de certains de ses curés, à ceux des prêtres chercheurs du Centre Catholique Universitaire ; pédagogie reconstituée de mémoire, dans ses facettes multiples, à partir de quelques-uns  de ses plus remarquables exerçants, minutieusement observés à l’œuvre. Ce, au regard de l’enfance à l’école primaire, de l’adolescent, puis du jeune homme au secondaire et à l’Université, comme dans les salles de classe, cette fois en tant que lui-même enseignant.

-   Charisme professionnel décapant ressenti chez son maître du CMI, et plus tard en compagnie de ses professeurs d’espagnol et d’Histoire Géo en seconde.

-        Excellence pédagogique relevée, diligemment vécue chez son professeur d’espagnol en seconde (le même) ; son pédagogue de français en 6e, d’Histoire Géo en seconde et en 1ère ; de même que admirée chez son encadreur de français à ces deux niveaux du secondaire ; et plus tard tangible au contact de son formateur de littérature française en année de Licence.

-       Du moins bon cependant, en ennuyeuse compagnie de trois « professeurs » d’anglais de Peace Corps, de son moniteur d’EPS de la sixième en seconde, de son encadreur en SVT en 1ère et en Terminale, comme de celui d’Histoire Géo à ce dernier pallier. Sans oublier un de ses moniteurs de la SIL.

-        Peinture, par petites touches saisissantes - en marge de la pratique éducative au quotidien - de la vie « active » dans les huit Lycées où l’auteur à eu à exercer : animation culturelle, activités post et périscolaires, soubresauts de la férule administrative, velléités d’actions syndicales, etc.

-       Evocation aussi de significatives tranches de vie autour de ces Etablissements : à Yaoundé, Douala, Mora, Ngoumou, Yokadouma, Bafang, Meiganga, Bafoussam.

-         Sans longtemps perdre de vue sa communauté naturelle de base, Baham, singulier village qui avait été – entre autres excentricités de l’époque - le point de départ des maquis de l’UPC à l’Ouest Cameroun dès 1956, et dont nombre de ses enfants ont eu à en pâtir dans leur scolarité au secondaire comme dans le supérieur ; et même plus tard dans le recrutement à la Fonction Publique, autant que finalement dans leurs possibilités d’évoluer chacun dans sa carrière ; pour les rares indexés chanceux qui avaient pu un moment faufiler au travers des mailles du filet partout présent des tentaculaires Services Spéciaux.

Un bout de statistiques en clair obscur

-          Un effet de l’instabilité administrative acquise de M. Sikounmo : assez souvent, il n’a pas eu à connaître plus d’un Chef à la tête des Etablissements où il a servi – sauf à New-Bell (4), Bafang (3), Bafoussam (6). Il est passé en coup de vent au reste des postes. Nécessités des mutations disciplinaires obligent !

-         L’enthousiasme des élèves à participer aux cours s’est modulé suivant le cheminement du niveau académique global de base de chaque Lycée, et selon les périodes considérées (le temps travaillant plutôt à l’effritement de la discipline générale comme à celui des pré-acquis didactiques). Tentative de classement par ordre d’engouement décroissant  des apprenants : Lycée Leclerc, de Mora, de New-Bell, de Bafang, Ngoumou, Yokadouma, Meiganga, Lycée Bilingue de Bafoussam.

-      Excellence administrative admirée chez certains chefs d’Etablissement : au Lycée de Jeunes Filles (1973-1974), de Bafang (1976), de Yokadouma (1989), Lycée Bilingue de Bafoussam (2007), Cours Complémentaire mutant vers le Lycée de Bafoussam (1965-1968).

-          Du moins bon au Lycée Leclerc (1972), de Bafang (1990), Meiganga (1996-1998), …

-         De pas mûr du tout : Lycée de New-Bell (1984-1985), Mora (1986), Ngoumou (1986-1988), Yokadouma (1990).

-          Un Préfet bienveillant, professionnel, fortuitement rencontré à Bafang, et un autre à Meiganga (1998-1999), par la suite.

-          Mais un Chef de Terre plutôt piètre bourreau sac-au-dos, infatigable chasseur d’« opposants », à Bafang (1994-1996), surtout à Mora (1986) et à Ngoumou (1988) ; à Yokadouma aussi (1989-1990).

-          Curieusement, M. Sikounmo, éducateur visiblement dévoué, disons patriote, mais si souvent harcelé de tous côtés, officiellement pour subversion perpétuelle contre l’ordre établi, n’avait jamais été convoqué à un commissariat de police ni à une brigade de gendarmerie ni encore moins devant le Conseil de Discipline de la Fonction Publique.

-    Par le périlleux faux-fuyant constant de leur démarche, ses sombres persécuteurs fréquemment coalisés devaient reconnaître, quelque part, dans leur for intérieur tout au moins, que le dossier d’accusation manquerait forcément du solide devant une instance légale tant soit peu règlementée pour réguler les comportements dans une société moderne. Les manœuvres de coulisses se révélaient être plus propices à assouvir leurs sourdes rancunes, par ailleurs ressenties publiquement inavouables.

-        Dans l’ordre chronologique, quatre ministres de l’Education sortent du lot de la douzaine que notre essayiste a vu défiler à ce poste : Etéki Mboumoua, Ndam Njoya, Joseph Mboui, Charles Etoundi ; pendant que trois de leurs homologues tendent plutôt vers le fond de la poubelle de l’Histoire : Georges Ngango, Mbella Mabappé, Louis Mbappès Mbappès. Les émergeants sur le plan de l’éthique ont en commun – à l’exception notable de l’ancien Secrétaire Général de l’OOUA – de n’avoir effectué qu’un bref passage, un quasi aller-retour, au gouvernement.

Voilà très brièvement repris le somptueux tableau que M. Hilaire Sikounmo a – de toute évidence - patiemment brossé de l’enseignement et de ses administratifs, des enseignants et de quelques apprenants à problème ; comme de certaines séquences forcément parcellaires de la vie sociopolitique dans son pays, le Cameroun, au cours de ces soixante dernières années, toutes ces « hors-séries » ayant néanmoins plus ou moins directement rapport à l’Education Nationale.

Fresque minutieusement engendrée, apprêtée de l’intérieur du système éducatif, à tour de rôle, à partir de huit angles au moins du Triangle National – sur les ailes des souvenirs restés vivaces, des épreuves, des sensations diverses, de même que derrière des attitudes personnelles et les diverses figures du prisme environnemental du narrateur sexagénaire.

Le style coule des sources, de la plume d’un pédagogue du français au secondaire longtemps pratiquant, craie-en-main - tout au long d’au moins 36 couples de saisons tropicales, par moments déchaînées ; un jaillissement globalement mélodieux[5], émanation d’un ouvrier attentionné et rigoureux  de la langue de Rousseau, telle que l’on peut consciencieusement la ruminer aujourd’hui en Francophonie du Sud, à la créativité linguistique malheureusement encore snobée depuis l’Hexagone.

L’enseignant chevronné, resté dans l’âme de l’écrivain autant voluptueusement engagé, semble plus préoccupé à actualiser - pour mieux les rendre - des effets stylistiques d’origines diverses à plier aux exigences scripturales de l’espace-temps camerounais ; en vue d’une expression plus accomplie des réalités à appréhender, qui se dévoilent de nos jours majoritairement hybrides.

Cela tout à fait délibérément, au détriment du faux brillant de la grandiloquence vaine, comme au préjudice de la pesante, si vieille et stérilisante langue académique, très souvent amenée à passer outre la riche complexité du message tiers-mondiste à faire passer au Nord comme à ses assimilés ; au risque également – la plupart du temps - de manquer le gros des destinataires cibles, sans pouvoir raisonnablement espérer atteindre grand monde ailleurs.
Moïse Meutou


  
Repères

Titre de l’ouvrage : Sur les Traces d’une vie en demi-teinte. Œuvre-mémoire d’un enseignant camerounais, Edilivre, Paris, 2012.
Editeur : Edilivre
Genre : récit
Nombre de pages : 362
Date d’édition : le 1er octobre 2012
Prix : 25.50 euros
Points de vente : en e-book sur le Net et en version papier aux Editions Edilibre à Paris et dans les librairies associées

Nom de l’auteur : Hilaire Sikounmo
Nationalité : camerounaise
Profession : enseignant à la retraite
Charge : écrivain

Du même auteur 
-          Du Défaitisme dans l’œuvre de Ferdinand Oyono : tare ou philosophie ?, Edilivre, Paris, 2012, essai.
-          Au Poteau, L’Harmattan, Paris, 2010, roman.
-          Afrique aux épines, L’Harmattan, Paris, 2010, nouvelles
-          Débris de rêves. Pensées à la carte, L’Harmattan, Paris, 2010, essai.
-          Ousmane Sembène, écrivain populaire, L’Harmattan, Paris, 2010, essai.
-          Jeunesse et éducation en Afrique noire, L’Harmattan, Paris, 1995, essai.
-          L’Ecole du sous-développement. Gros plan sur l’enseignement secondaire en Afrique, L’Harmattan, Paris, 1992, essai.


[1] Du Défaitisme dans l’œuvre de Ferdinand Oyono : tare ou philosophie ? Edilivre, Paris, 2012
[2] Edilivre, Paris, 2012
[3] Union Générale d’Edition, 10/18, Paris, 1973

[4] Cf. son tout premier ouvrage : L’Ecole du sous-développement. Gros plan sur l’enseignement secondaire en Afrique. L’Harmattan, Paris, 1992.
[5] Des mots et expressions aux agencements agréablement sonores ; des phrases brèves de simplicité, soit nominales soir infinitives, autrement assez bien rythmées, le plus souvent à trois membres ; tout cela en-deçà d’une foule en cascades d’images aussi hallucinantes que pittoresques, perçu comme un tout en relief des plus mouvementés.

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