Enseignant-chercheur en sciences du
langage, sociolinguiste au laboratoire Lidilem de l’université Stendal de Grenoble
III, auteur d’articles sur les pratiques et la socialisation langagières, il
explique l’origine du « langage des banlieues » qui apparaît comme
une résistance à la ségrégation sociale, spatiale et économique. Il dénonce
aussi les préjugés qui entourent des parlers qui ne sont pas l’apanage des
banlieues en France. Des parlers que plusieurs auteurs utilisent dans leurs ouvrages, comme Jean Eyoum avec "Super cagnotte" et Sylvie Oyahon pour "Les bourgeoises".
Comment
définir les pratiques langagières que l’ont qualifie de « langage de
banlieue » ?
C’est un ensemble hétérogène de façons de
parler différentes de ce qu’on pourrait appeler le français standard, considéré
comme ce qui n’est pas marqué régionalement ou socialement. Or, où qu’on aille,
le français est toujours parlé de façon plus ou moins marquée. C’est difficile
de définir ce qu’on appelle un « langage de banlieue » parce qu’il y
a plusieurs contextes régionaux différents. Dans les cités d’habitats
collectifs de banlieue, on a des jeunes descendants d’immigrés qui renouvellent
et créent ces pratiques langagières. Mais elles circulent, on trouve des façons
de parler très proches dans des quartiers centraux ou péri-urbains. Après,
c’est une question de fréquence d’intensité des phénomènes. Si on cherche une
constance dans les différents endroits où on rencontre ce type de pratiques, on
a une sorte de mélange entre des formes traditionnelles du français populaire,
notamment la grammaire, le lexique, des innovations lexicales et phonétiques, des
emprunts à différentes langues. Cela dit, tout le monde peut se faire une idée
partielle de ce que c’est, même si ce n’est pas forcément juste.
Quel est
le terme qui convient pour désigner ces parlers ?
C’est une question pertinente qu’on se pose
depuis plusieurs années qu’on travaille sur la question, je ne pense pas qu’on y
ait trouvé de réponse satisfaisante. J’utilise le terme de pratiques
langagières de jeunes urbains, c’est plus ouvert et ça rend mieux compte de l’hétérogénéité
de ces parlers et du fait que ça bouge, sachant que les locuteurs ne sont pas
toujours des banlieusards et que tous les banlieusards ne parlent pas de la
même manière. On a aussi étudié les façons de désigner ces pratiques chez monsieur
et madame tout le monde. On se rend compte que les gens utilisent des
expressions qui sont elles-mêmes utilisées par des jeunes : le djuns, le ziva,
le wesh… L’étape suivante c’est que ces expressions vont servir à désigner leurs
locuteurs, renforçant les préjugés négatifs à leur égard.
Comment
comprendre que ces parlers, créés justement pour être utilisés dans un réseau communicationnel
hermétique, finissent pas se vulgariser ?
Je ne sais pas si c’est un réseau
communicationnel complètement hermétique, mais en tout cas, il y a une forte
fonction de connivence. En même temps qu’on communique, on manifeste, on construit
la solidarité et l’insertion dans le groupe, c’est un phénomène universel, une
des fonctions du langage en général, et de ce type de pratiques en particulier.
Ce n’est pas un phénomène nouveau. Depuis longtemps, on a observé en français,
mais pas seulement, que beaucoup de variations linguistiques considérées comme
populaires et/ou juvéniles, font évoluer une langue de façon plus ou moins rapide
et consciente. Il y a des écrits du début du 20ème siècle qui montrent
déjà, avec la volonté de les dénoncer, ces phénomènes. La question qui se pose est
de savoir quelles dynamiques sociales il y a derrière cette diffusion ? L’une
des premières dynamiques, il me semble, c’est une certaine fascination qui fait
qu’on va avoir tendance à utiliser des termes, prononciations et expressions
qui ont d’abord été diffusés dans ces groupes de jeunes de milieux populaires. Une
autre dynamique plus contemporaine c’est qu’on a tendance à avoir des relations
plus informelles, y compris en milieu professionnel, dans les situations où auparavant,
on avait une distance sociale assez grande, notamment pour des raisons
hiérarchiques. Aujourd’hui, on aurait une sorte d’informalisation de ces
relations qui font qu’on va recourir à des termes moins formels plus connotées
populaires, jeunes ou anti-conformiste. Mais on peut aussi voir derrière un subterfuge
qui masque la domination, la rend plus soft sans la faire disparaître.
Est-il
possible de retracer l’historique de ces parlers en France ?
Ces pratiques sont la continuation de ce qui
était le français dit populaire des classes ouvrières. Un des temps qui a
déterminé leur éruption, est lié aux années 60/70 une forte concentration de
populations, notamment d’immigrés, dans des quartiers qui, rapidement, sont
devenus des zones de relégation à la fois spatiale, économique et symbolique. Cette
sorte de ségrégation implique le développement des connivences et des formes de
résistance symbolique, culturelle et langagière. Il y a toujours eu une sorte
de résistance langagière à la domination économique et sociale. A cela s’ajoute
la ségrégation spatiale. Et puis, la présence importante dans ces zones de
descendants d’immigrés fait que ça diversifie les sources pour alimenter ces
pratiques. Du coup, on a une sorte de pot commun qui va inclure le français, l’arabe
dialectal, des langues d’Afrique central et de l’Ouest, l’espagnol, le
portugais selon les situations, les villes, les quartiers.
Est-ce
ainsi que les langues se renouvellent ?
C’est une des dynamiques des changements
linguistiques. De manière schématique, les langues changent de deux manières :
de façon consciente, c’est-à-dire que des gens qui ont la légitimité linguistique
comme les écrivains et les médias sont des prescripteurs de normes, c’est un
changement du haut. Soit de façon inconsciente par la diffusion des formes
venues d’en bas de l’échelle sociale. Petit à petit, on modifie les
prononciations, on introduit de nouveaux mots dans le vocabulaire. Ce sont des
processus à l’œuvre dans toutes les langues, alimentés par les usages
populaires.
Y a-t-il
une résistance face à cette diffusion ?
Je pense qu’on a une double représentation des
pratiques langagières des jeunes urbains. D’un côté, ces formes de langage
fascinent parce que c’est créatif, c’est un renouvellement, une incarnation de la
diversité. On est à une époque où on célèbre la diversité comme quelque chose
d’extraordinaire en même temps qu’on a des politiques d’assimilation, c’est le
côté ambivalent de l’idéologie et de la politique culturelle de la France. D’un
autre côté, le « langage de banlieue » fait peur parce qu’en France,
on est très attaché à une pureté largement fantasmée du français. Ca fait peur
aussi parce que c’est porté par une jeunesse qui fait peur. De mon point de
vue, ce n’est ni un enrichissement ni un danger pour la langue française, le
changement déterminé par des conditions socio-historiques d’usage des langues
étant le destin de toute langue. S’il y a un danger, il est plutôt dans la
ségrégation économique et sociale qui, elle, va générer l’exclusion sociale et
éventuellement linguistique. Quand on dit que les jeunes en parlant comme ça s’excluent
d’eux-mêmes de la société, on oublie que s’ils en sont là, que s’ils cherchent
à construire de la connivence, de la solidarité et de l’exclusivité
linguistique, c’est aussi parce qu’ils sont et se sentent exclus de la société.
Quel
peut être l’avenir de ces pratiques langagières ?
Cela va dépendre de la situation sociale des
locuteurs. Ce qui est sûr c’est qu’elles vont évoluer et qu’il y a de fortes
chances qu’elles nourrissent le français commun. C’est déjà le cas d’ailleurs.
Quand on tend l’oreille dans la rue ou même dans les médias, on se rend compte
que des mots de verlan, certaines expressions comme kiffer, ça déchire, sont
rentrées dans l’usage commun, au moins chez les jeunes adultes des classes
moyennes. Une des questions qui se pose à mon sens c’est de savoir si et dans
quelle mesure les jeunes qui deviennent adultes vont conserver ou abandonner certaines
pratiques langagières. En France et ailleurs, on a malheureusement tendance à
associer une façon de parler différente à une forme d’infériorité sociale voire
intellectuelle. Je récuse cette vision-là, ça n’a absolument aucun fondement
cognitif. Mais je ne nie pas non plus le fait qu’il y a le problème de l’échec
scolaire pour une partie de cette jeunesse. Cela n’est pas exclusivement lié à
leur façon de parler mais à des déterminismes sociaux, en grande partie.
C’est
quand même lié aussi à leur capacité d’écrire correctement ou non le français ?
Au lycée ou à l’université, on rencontre des problèmes de compétence à
l’écrit chez beaucoup d’autres jeunes. Mais effectivement, quand vous cumulez des
difficultés sociales et spatiales, sociologiquement, vous êtes moins bien parti
pour écrire correctement et pour réussir à l’école. Ce n’est pas un phénomène
nouveau, ça se renforce parce que la ségrégation se renforce.
Propos
recueillis par Stéphanie Dongmo
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