Réalisateur
et producteur camerounais installé en France, Jean-Marie Teno est âgé de 58 ans.
Le documentariste rencontré à Cannes parle de la censure des films au Cameroun,
donne son avis sur le projet « Shoot in Cameroon » du ministère des
Arts et de la Culture, se désole de la place congrue réservée au documentaire
dans les cinématographies africaines et évoque ses projets.
Jean-Marie Teno sur la croisette. |
Il n’y en a pas
beaucoup. « Après la bataille » est en compétition officielle pour la
palme d’or. J’ai trouvé ce film très lucide. Dans la catégorie « Un
certain regard », « La Pirogue » est un film très fort, « Les
chevaux de Dieu » aussi. Ce sont des films qui posent des questions
importantes.
Vous
venez régulièrement à Cannes, que représente pour vous ce festival ?
Je viens à Cannes une
fois tous les deux/trois ans. Je suis à Cannes pour prendre des contacts, pour
savoir ce qui se passe avec les différents fonds, pour trouver des partenaires
pour mes projets et pour faire mon marché. Cette année, je suis aussi venu à
Cannes parce qu’un de mes amis, Moussa Touré, avait son film en compétition. Cela
me fait plaisir de venir le soutenir.
Le festival c’est comme
un marché où il y a plein de films, des colloques, des gens à voir. C’est un
espace d’où on peut tirer beaucoup de choses. En plus, ce festival est à sa 65ème
édition. Les festivals africains devraient s’inspirer de l’organisation d’un
festival comme celui-ci plutôt que, trente ans après, continuer à répéter
chaque année les mêmes erreurs, comme si c’était cela leur marque de fabrique.
Vous
pensez au Fespaco ?
Par exemple. Je pense
aussi à d’autres festivals qui ne se mettent pas dans une perspective d’avancement
et d’ouverture pour permettre au festival de grandir et aux gens qui y viennent
de trouver leur compte.
L'affiche du film |
Non, je n’ai pas de
pincement au cœur. Quand on fait un film, ce n’est pas seulement pour Cannes.
Montrer un film à Cannes, ce n’est pas comme si c’était un couronnement parce
qu’il y a beaucoup de choses inégales dans la compétition. Etre à Cannes, c’est
bien car il y a une exposition. Mais on n’est pas arrivé. On a un film à Cannes
et on en parle pendant un moment et puis, ça s’arrête. En
même temps, être à cannes c’est le glamour.
Il y a un travail à
faire au niveau du cinéma africain : mettre en place des infrastructures
solides pour qu’il y ait des productions régulières, des films qui se font dans
la continuité. Il faut impulser un mouvement. Le cinéma, il faut le voir sur la
durée, sur ce qu’il peut apporter au pays : une visibilité, des retombées
culturelles, économiques et même politiques. Parce que le cinéma a toujours
servi à poser aussi de grandes questions à la société.
N’est-ce
pas pour cela qu’il fait peur ?
Tout fait peur chez
nous : la presse écrite, le cinéma, le fait même de penser. Et cela fait
peur parce qu’il y a des gens qui sont installés là, qui mangent et considèrent
toute opinion contraire comme une atteinte à leur jouissance. Il faudrait qu’on
laisse le cinéma jouer son rôle de critique sociale, d’agitateur d’idées et
même de provocateur. Or, quand des gens se permettent de vouloir censurer le
cinéma, c’est un peu comme s’ils se disaient qu’on est dans une société parfaite
et qu’ils ont toutes les solutions. Et donc, toutes ces histoires de censure
dont j’entends encore parler aujourd’hui au Cameroun sont d’une autre époque. Avant
qu’on pense à venir à Cannes, il faudrait d’abord laisser la liberté aux gens
de créer, leur donner les moyens de créer.
A
ce propos, la ministre camerounaise des Arts et de la Culture est à Cannes pour
présenter le projet « Shoot in Cameroon », pour la seconde année
consécutive. Une telle initiative est-elle compatible avec la censure ?
Ce qui est paradoxal,
c’est que la ministre vient à Cannes depuis deux ans et c’est depuis deux ans
qu’il y a une recrudescence de la censure des films au Cameroun. Il faut se
demander qu’est-ce qu’elle tire de son séjour à Cannes, qui sont les gens qu’elle
rencontre et quelles sont les stratégies qui sont développées par la suite.
Pourquoi venir à cannes, un espace avec autant de liberté et des films qui
abordent tous les sujets possibles, et retourner au pays pour plutôt renforcer
une censure qui est forcément une censure imbécile, parce qu’il n’y a pas de
censure qui soit juste ? Qui donne le pouvoir à quelqu’un de décider que
les Camerounais peuvent voir ça ou ne peuvent pas voir ça ? C’est
considérer tous les Camerounais comme étant des enfants. Et la décision revient
à un fonctionnaire qui n’a aucune formation, si ce n’est le fait d’occuper un
poste. Or, vous allez sur internet, vous pouvez tout voir. Les films
pornographiques se vendent dans les rues de nos villes… Cela n’honore pas du
tout le pays de censurer des films qui posent des questions.
Une scène du film "Lieux Saints". |
Que
pensez-vous du projet en lui-même qui est d’inciter les producteurs étrangers à
venir tourner leurs films au Cameroun ?
C’est très intéressant
d’inviter des gens à venir tourner au Cameroun. Mais je crois que la meilleure
façon de faire aurait été de se réunir avec beaucoup de cinéastes. Moi,
personne ne m’a abordé, et c’est à Cannes que j’entends parler de ce projet. Pense-t-on
que les étrangers viendront plus tourner au Cameroun que les Camerounais
eux-mêmes ?
J’ai tourné 90% de mes
films au Cameroun. S’il y a une initiative qui donne des avantages à tourner au
Cameroun, ça aurait été bien d’associer les cinéastes camerounais de manière à
ce qu’eux-mêmes soient les premiers à en bénéficier et à promouvoir cette
initiative. En même temps, c’est quelque chose qui est contradictoire. On ne
peut pas être à la fois en train de censurer et inviter les gens à venir tourner
chez soi. On ne peut pas dire aux gens : venez tourner au Cameroun mais surtout,
ne venez pas tourner des films qui dérangent. Qui serait prêt à aller tourner
dans un pays où on le censure ? Je crois que c’est là où il y a une
réflexion qui n’est pas encore suffisamment aboutie. Partout dans le monde, la
censure est en train de disparaître. Il faut laisser aux gens la liberté,
qu’ils y aient des contre-images, que le débat commence et que les gens
réfléchissent. C’est ce qui fait avancer les choses.
Quelles sont les difficultés que vous, cinéastes camerounais, rencontrez lorsqu’il est question de faire un film au Cameroun ?
Moi, j’ai affronté tout
genre d’épreuves. Chaque policier dans la rue pense qu’il a autorité pour venir
te demander qui t’a donné le droit de filmer, où est ton autorisation ?
Moi, je répliquais : qui t’a donné l’autorisation de venir me demander mon
autorisation ? Tous les quarts d’heures, je devais m’arrêter pour
présenter mon autorisation à un type qui, en plus, me cassait les pieds pour me
demander sa bière. Et c’est parce qu’il y a la censure que les gens se croient
autorisés à penser qu’ils peuvent, à tout moment, harceler les cinéastes qui ne
se sentent pas en sécurité
Après
« Lieux saints », votre dernier film sorti en 2009, quels sont vos
projets ?
C’est un film sur la
place des pouvoirs traditionnels dans l’architecture du pouvoir, sur lequel je
travaille depuis longtemps. J’ai fait beaucoup d’images, je vais essayer de le
finir. Et puis, il y a un film sur le voile au Niger dont je suis en train de
chercher le financement en ce moment. Après cela, je vais me lancer dans la
fiction, c’est important.
Pourquoi
ce besoin de revenir à la fiction ?
J’aborde mes films de
différentes façons et là, j’ai envie de repartir vers la fiction. C’est bien de
raconter une bonne histoire, c’est bien de diriger des acteurs, c’est bien de
s’amuser un peu.
Quelle est la place du documentaire
dans les cinématographies africaines ?
Une scène du film fiction "Clando". |
C’est à vous, les
journalistes, de répondre à cette question. Nous, les documentaristes, sommes
des marginaux là-dedans. Mais moi, je ne me sens pas marginalisé. Derrière moi,
il y a une œuvre qui existe. J’ai continué à faire des films documentaires. Pas
des reportages, parce que parmi les jeunes générations, il y a des gens qui
prennent leur petite caméra, vont tourner n’importe quoi et appellent ça du
documentaire. Moi, je fais du documentaire et non du reportage. S’ils sont
marginalisés, c’est aussi parce que, quelque part, ils attaquent les problèmes
sociaux comme les journalistes à la télé et ne font pas du documentaire. Donc,
il faut déjà lever cette ambiguïté. Moi, je ne fais pas un travail de
journaliste mais de cinéaste. Dans le documentaire, il y a une dimension réflexive qui te
permet de dépasser la surface pour aller tout au fond des questions, faire un travail
d’analyse assez poussé.
Et
comment se porte le documentaire africain ?
Ce n’est pas à moi de
répondre à cette question. Quand j’ai lancé au Fespaco le côté documentaire qui
a duré pendant un moment, on s’est rendu compte qu’il y avait de plus en plus
de documentaristes qui naissaient, de plus de plus de films documentaires intéressants
qui arrivaient. Il y a des gens qui sont intéressés par ce genre. Mais en même
temps, ils ont besoin de se retrouver dans des espaces pour pouvoir échanger.
Mais ça s’est arrêté à cause des histoires de financement et aussi parce que quelqu’un
comme moi a une approche du documentaire qui est basée sur la liberté. Je crois
qu’il n’y a pas de documentaire sans une liberté, de penser, d’écrire. Certains
se sont dit que c’est trop dangereux que ce genre de propos continue à être
véhiculé.
Donc, il fallait cadrer
et c’est pour cela qu’il y a plein de structures qui se sont mis en place pour
encadrer ces jeunes africains et les enfermer dans une espèce de carcan. Il y a
des structures qui forment des Africains à faire du documentaire. Curieusement,
parmi les formateurs, il n’y a pas de documentariste africain confirmé, parce
qu’ils préfèrent leur fixer des cadres dans lesquels ils vont rentrer. Or, chaque
genre correspond aussi à un propos. Ce qui a été à la base même du cinéma
africain est en train d’être tué par ces formations dispensés par des gens qui
ne connaissent même pas le contexte dans lequel ces films sont faits. Et donc, on
peut dire que le documentaire est marginalisé parce qu’il est dans un espace
qui essaie de le globaliser en le tirant constamment par le bas.
Le film documentaire,
c’est une personne qui regarde le monde. Et tant que vous ne voyez pas une
œuvre, vous ne voyez pas une démarche, vous ne voyez pas une réflexion. Le
documentaire, contrairement à ce qu’ils pensent, ce ne sont pas des petites
victoires, c’est un cheminement.
L'affiche d'un film. |
Par passion. C’est
quelque chose qui m’a plu depuis tout petit, je regardais beaucoup les films
hindous que j’aimais. J’ai fait des études en communication et audio-visuel, j’ai
eu une maîtrise, et j’ai appris beaucoup en regardant, en lisant, en me documentant
et en commençant à faire. Je n’avais pas beaucoup de modèle. J’essayais de
construire mon propre modèle en fonction des questions que je me posais. Ma
carrière n’est pas finie, je compte encore faire plein de films. Pour le moment,
je suis content de la réaction que mes films suscitent. Pour moi, le cinéma,
c’est ma réflexion sur le monde. Je regarde le monde et quand des choses ne me
conviennent pas, j’en parle.
Et
qu’est-ce qui, en ce moment, ne vous convient pas ?
J’ai rencontré un gars
au mois de mars à Paris, Bertrand Teyou, à l’occasion de la sortie de son livre
« L’archipel des pingouins ». Quand j’ai lu ce livre, j’avais les
larmes aux yeux. J’avais déjà rendu visite à Puis Njawé [Fondateur du journal
Le Messager décédé en 2010 aux Etats-Unis] à la prison de New Bell [prison
centrale de Douala] en 1998 et il parle un peu des conditions de vie dans cette
prison dans le film « Chef ! ». Il y a deux ans, j’ai rendu
visite à Lapiro de Mbanga [Musicien camerounais accusé d’avoir pris une part
active dans les émeutes de février 2008] dans cette même prison et j’ai vu
qu’il y avait plus de monde qu’à l’époque où Puis y était. C’était comme une
espèce de marché, ça sentait mauvais. Et quand j’ai lu ce qu’a écrit Teyou, j’ai
constaté qu’en 15 ans d’écart, c’est devenu d’une telle inhumanité !
Parfois, on pense qu’on a touché le fond mais c’est comme si des gens vous
disaient que ça peut encore être pire. Un pays qui se respecte ne peut pas
continuer à accepter que des gens, quelle que soit la faute qu’ils ont commise,
vivent dans ces conditions-là. C’est inhumain, c’est presque criminel.
Humainement, ce n’est pas acceptable. C’est une honte pour notre pays. J’en ai
la chair de poule.
Vous
comptez faire un film sur ce sujet ?
Pourquoi pas ?
Propos
recueillis par Stéphanie Dongmo à Cannes
Filmographie
non exhaustive de Jean-Marie Teno
-
Fièvre Jaune - Taximan, 1985, cm,
fiction
-
Hommage, 1985, cm, documentaire
-
La Gifle et la caresse, 1986, cm,
fiction
-
Bikutsi Water Blues L'eau de misère,
1988, lm, fiction
-
Le Dernier voyage, 1990, cm, fiction
-
Mister Foot, 1991, cm, documentaire
-
Afrique, je te plumerai, 1992, lm,
documentaire
-
La Tête dans les nuages, 1994, cm,
documentaire
-
Clando, 1996, lm, fiction
-
Chef !, 1999, lm, documentaire
-
Le Mariage d'Alex, 2003, mm,
documentaire
-
Malentendu colonial (Le), 2004, lm,
documentaire
-
Lieux
Saints, 2009, lm, documentaire
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