dimanche 8 décembre 2013

Fleury Ngameleu : le poète scénographe

Arrivé à la scénographie par hasard, il s’impose peu à peu dans ce métier difficile. Il était l’invité de l’Association des journalistes culturels camerounais pour parler de son métier, le 6 décembre dernier à Yaoundé.

Fleury Ngameleu s'entretient avec les journalistes
Dread locks, yeux légèrement rougis, chemise noire et jeans bleu. Voilà quelques mots qui caractérisent bien Fleury Ngameleu, en tout temps et en tout lieu. C’est avec de la bonne humeur qui Fleury Ngameleu a entretenu les journalistes culturels de la Cameroon art critics (Camac) sur la scénographie et sur son parcours. C’était vendredi après-midi, à la maison des loisirs et de la culture Fiiaa, au quartier Nsimeyong à Yaoundé.
Initiées par la Camac depuis 2010, les Rencontres professionnelles sont une activité dont le but est de créer des moments d’échanges conviviaux avec les professionnels de la culture pour apprendre de leur expérience et sur leur métier. La rencontre avec Fleury Ngameleu a été riche en enseignements sur la scénographie, le théâtre et l’art en général.
Les participants ont notamment appris que cet homme, qui chérit la bière aussi fort qu’il aime la culture, est parti de la poésie pour arriver dans la scénographie tout à fait par hasard grâce au metteur en scène Martin Ambara.
Sa première scénographie, il l’a réalisé sur la pièce « Qui a tué M. Zyed ? » Alors qu’il avait un blocage, Martin Ambara lui a promis 200 000Fcfa pour réaliser ce travail, cela a été une motivation suffisante. Plus tard, il a créé la scénographie de la pièce « Haiti » de Landry Nguetsa et « Rêve de fou », mise en scène par Eric Delphin Kwegoué, entre autres.
Pour lui qui s’est formé sur le tas, la scénographie est le prolongement de la pensée de l’auteur. Elle retranscrit sur la scène les émotions du texte, dit ce que le metteur en scène n’arrive pas à dire, contribue à faire comprendre et sentir la pièce.
S’il aime son métier, Fleury Ngameleu a tout de même des regrets : « Au Cameroun, et particulièrement à Yaoundé, il n’y a pas de véritable salle pour pouvoir réaliser une vraie scénographie », dit-il. Pour lui, la scénographie est aujourd’hui dévaluée et les metteurs en scène préfèrent des scénographies dépouillées, pour faire voyager facilement leur pièce, sans avoir besoin du scénographe.
Le métier ne paie pas car il y a peu de représentations théâtrales, donc, peu de sollicitations. Cependant, la scénographie s’impose de plus en plus dans le théâtre. « C’est un métier d’avenir », soutient-il, même si son présent reste difficile.  
En 2010, Fleury Ngameleu, ancien commerçant de son état, a initié le festival Escales poétiques qui se tient chaque année à Yaoundé : « Ce que je fais de mieux c’est écrire la poésie ».

 Stéphanie Dongmo 

mardi 3 décembre 2013

Ambroise Mbia : 70 ans de vie, 50 ans de carrière

Il était destiné à l’agriculture, aujourd’hui il est une icône du théâtre africain. Comédien, fondateur des Retic et président du Conseil régional Afrique de l’Institut international du Théâtre de l’Unesco, il a su se sortir la tête de l’eau dans un contexte difficile. 
NB: Article paru en 2012 dans le magazine Kwin.

Portrait de Ambroise Mbia
 On le croyait désormais dans l’arrière-scène, à s’occuper de la promotion du théâtre et de la formation des jeunes. Il est revenu sur la scène, à l’occasion de la célébration de ses 50 ans de carrière en juin 2012. Toute une vie dans le théâtre au Cameroun ! Un exploit dans un contexte de crise marqué par la démission des pouvoirs publics, l’absence des moyens de création, la rareté des espaces de diffusion et la désaffection du public.

Une maison nichée sur une colline à Mfida, près d’Akono. Loin du bruit et des lumières de la ville, c’est là qu’Ambroise Mbia s’est établit deux ans après son retour au Cameroun en 1977. Dehors, il y a un boukarou qui appelle au calme et au repos. Avec une vue superbe sur deux étangs où le maître des lieux pratique la pisciculture. Les rires des enfants qui se baignent dans le petit cours d’eau qui délimite la propriété sonnent comme un doux refrain. Plus loin, il y a une palmeraie qu’Ambroise Mbia a créée pour renouer avec l’agriculture, sa première vie. 

Cheveux poivre sel coupé très court, yeux rougis mais rieurs, une voix qui porte, Ambroise Mbia impose par sa carrure. Elle lui a permis de se glisser dans la peau d’un militaire violent et jouisseur dans la pièce « La femme et le colonel », qui a consacré sa remontée sur scène aux côtés de la comédienne béninoise Florisse Adjanohoum. Ecrite par le Congolais Emmanuel Dongala, la pièce a été mise en scène par le Tchadien Vangdar Dorsouma qu’assistait la Camerounaise Elise Mballa Meka. La première représentation s’est tenue le 27 juin à Yaoundé. 70 ans plus tôt, Ambroise Mbia Ebene naissait dans la même ville. 

Le théâtre, par hasard
Difficile de croire qu’il est arrivé au théâtre par hasard. En 1960, ses parents l’envoient en France pour suivre des études d’agronomie. A cette époque où souffle le vent des indépendances, les Etats africains font de l’agriculture la base de leur développement. Ambroise Mbia se destine donc à devenir ingénieur agronome. Seule passion dans cette voie toute tracée, il joue de la guitare pendant les week-ends au sein d’un petit orchestre d’étudiants. Pour combler les défaillances d’un répertoire pauvre, le jeune homme à l’esprit taquin commence à raconter des sketches pendant les intermèdes. Le succès de ce « jeu » le surprend.

Ambroise Mbia croît que « tout homme naît comédien ». Encore faut-il travailler à le devenir. Aussi s’inscrit-il, grâce à une bourse du gouvernement français, à l’Ecole nationale supérieur des arts et techniques du théâtre, longtemps connue comme « l’école de la rue Blanche », et plus tard à l’Ecole d’art dramatique Armel Marin à Paris. C’est le début de sa seconde vie, celle-là plus aboutie. Un jour, il passe une audition pour un rôle qui va lui ouvrir les portes de l’Odéon-théâtre de France où il va rester 7 ans.  

Ici, il joue avec les plus grands, notamment Daniel Sorano (interprète mythique de Cyrano de Bergerac mort en 1962). A Mfida, Ambroise Mbia conserve jalousement les vestiges de cette période dans une armoire fermée à clé. Ce sont des affiches sur verres qui annoncent les spectacles : « Le marchand de Venise », « L’oracle », « La vie parisienne »… Au cinéma, il a joué aux côtés de Jack Nicholson et Lino Ventura ; il a travaillé avec l’écrivain Nigérian Wole Soyinka, le cinéaste Sénégalais Sembène Ousmane et le metteur en scène burkinabé Jean-Pierre Guingané. Au total, Ambroise Mbia a pris une part active dans 15 films au cinéma, 30 films de télévision, 60 pièces de théâtre, 300 pièces du théâtre radiophonique.

Entre-temps, Ambroise Mbia s’est fait connaître en Afrique. En 1975, il est sollicité pour monter une pièce jouée au Congrès de la maturité de l’Union nationale camerounaise (Unc), à Douala du 10 au 15 février. En 1977, il est secrétaire général du 2ème Festival mondial des arts nègres à Lagos au Nigéria. Ambroise Mbia a été directeur adjoint de la cinématographie et directeur adjoint du patrimoine au ministère de la Culture, coordonnateur de l’Ensemble national et enseignant de diction à l’Ecole supérieur des sciences et techniques de l’information et de la communication (Esstic). Depuis 1998, il siège au conseil d’administration de la Crtv.

En mars 2012, pour son parcours reconnu à l’international, Ambroise Mbia a été élu par ses pairs président du conseil africain de l’Institut international du théâtre (Iit), créé en 1948 par l’Unesco pour développer les arts de la scène dans le monde. Une fonction qu’il cumule avec celle de président du conseil camerounais de l’Iit, poste qu’il occupe depuis 15 ans. Ambroise Mbia est par ailleurs expert pour le théâtre de l’Organisation internationale de la francophonie (Oif).

Les Retic en quête de renaissance
En novembre 2012, Ambroise Mbia organise la 20ème édition des Rencontres théâtrales internationales du Cameroun. Le plus vieux festival de théâtre de la sous-région montre depuis quelques années des signes d’essoufflement. Le financement qu’il recevait de l’Etat s’amenuise au fil des années. Pour illustration, il est passé de 10 millions Fcfa en 2010 à 2 millions Fcfa en 2011. « Nous avons été soutenu, peut-être pas tout le temps, mais il faut comprendre que les organismes qui soutiennent ne sont pas des guichets automatiques et ont aussi beaucoup de sollicitations », dit-il, diplomate. Et pourtant, le souhait de son promoteur est que les Retic soient inscrits au budget de l’Etat, comme ce sera le cas dès l’année prochaine pour sept festivals signataires d’une convention avec le ministère des Arts et de la Culture. 

Comme les Retic, Ambroise Mbia a connu des hauts et des bas. Comme le théâtre camerounais dont il est l’un des symboles, il porte vaillamment ses grandeurs et ses misères. D’un regard dans le rétroviseur de sa vie, il gomme les ratés et garde les succès : « Mes 50 ans de carrière m’ont comblé parce qu’ils m’ont donné l’occasion de rencontrer des gens, des hommes de théâtre qui m’ont marqué, de partager et surtout de dire que le théâtre est un métier noble que je ne regrette pas d’avoir choisi. Je n’ai pas fait ce métier pour moi-même, j’ai essayé d’aider un maximum de personnes, j’ai tiré des leçons de mes échecs », dit le comédien qui a su soigner son entrée et sa sortie sur la scène. Avec lui, on a envie de dire en chœur : « qu’il est exaltant le métier de comédien ! Qu’il est beau le monde du théâtre ! »

Stéphanie Dongmo 

Festival : Et de 5 pour Images en live

La 5ème édition  du festival panafricain du film documentaire se tient à Yaoundé du 3 au 8 décembre 2013. Entrée libre et gratuite.

L'affiche d'une édition précédente
L’ouverture de cette édition est prévue à 19h30 à l’Institut français de Yaoundé ce mardi 3 décembre. Au programme, des allocutions et la projection des films d’ouverture : « Gishwati : le dilemme rwandais » de Hubert Atangana et Emmanuel Munyakuburuzi, et « Case d’or » de André Bang. La soirée s’achève sur des échanges avec les réalisateurs.

D’après le dossier de presse de cet évènement, le genre documentaire n’existe presque pas au Cameroun. Or, notre pays a pourtant besoin d’un regard endogène sur les réalités qui l’entourent. Les œuvres documentaires présentes à ce festival ont le mérite d’exprimer des réalités concrètes en amenant la réflexion au sein de la population et en élargissant leur champ d’interrogation.

Pour cette édition 2013, plusieurs dizaines de projections seront organisées à l’Institut français de Yaoundé les 3, 4 et 5 décembre à partir de 17h30 et à l’Institut Goethe les 6, 7 et 8 décembre, toujours à partir de 17h30. Il est aussi prévu des projections itinérantes et en plein air dans les quartiers de Yaoundé, dont le programme sera communiqué ultérieurement.

Huit réalisateurs sont présents à Yaoundé, 30 films documentaires seront diffusés avec la participation de la France et de 10 pays africains. Images en live est organisé par l’association Africadoc Cameroun.

Stéphanie Dongmo 

Cinéma: Le Fonds francophone aide 17 projets télé

Dix-sept projets de fictions ou de documentaires ont été retenus par la commission " Télévision " du Fonds francophone de production audiovisuelle du Sud réunie en novembre 2013 à Paris.  Treize projets bénéficient d'une aide à la production (huit documentaires unitaires, deux séries documentaires, deux séries de fiction et un téléfilm) et quatre autres (une série de fiction et trois documentaires), d'une aide à la finition. Le montant total attribué s'élève à 300 000 euros, soit environ 196,5 millions de Fcfa. Liste des projets ci-dessous.

Une scène du film "Koukan Kourcia" de Sani Magori qui bénéficie d'une aide.
AIDES A LA PRODUCTION

Nelson et Madison
d’un collectif de réalisateurs (Bénin)
Série fiction - 40 x 6'
Production : Royal Links (Bénin)
15.000 €
Le refuge
de Cyrille Masso (Cameroun)
Série fiction - 10 x 26'
Production : Malo Pictures (Cameroun)
30 000 €

Linas
de Michael Kamuanga (RDC)
Téléfilm - 90'
Production : 2 PG Pictures
25.000 €

One dollar
de Lida Chan, Roeun Mareth et Ngoeum Phally (Cambodge)
Webdocumentaire et série documentaire - 7 x 7'
Production : Bophana (Cambodge)
17.500 €

Vues d’Afrique
d’un collectif de réalisateurs
Série documentaire - 6 x 26'
Production : Les films du Siècle (Togo)
20.000 €

Ceux qui amènent la tempête
de Guillaume Suon (Cambodge)
Documentaire, 80’
Production : Bophana (Cambodge)
30.000 €

 Les tisseurs de rêve
de Harrikrisna Anenden (Maurice)
Documentaire, 52'
Production : Cine Qua Non (Maurice)
15.000 €

  
Tisseuses de rêve
de Ithri Irhoudane (Maroc)
Documentaire, 52'
Production : MPS (Maroc)
20.000 €

Koukan Kourcia 2 : les médiatrices
De El Hadj Sani Magori (Niger)
Documentaire, 90'
Production : Maggia Images
15.000 €

Ishyiaka
de Joseph Bitamba (Burundi)
Documentaire, 52'
Production : Iragi (Burundi)
30.000 €

Dernier combat
de Abba Kiari Arimi (Niger)
Documentaire, 52'
Production : Dangarama (Niger)
12.000 €

A quand le soleil ?
d’Awa Traoré (Mali)
Documentaire, 52'
Production : DS’ Productions (Mali)
10.000 €

La rue des sœurs noires
d’Aïcha Thiam (Sénégal)
Documentaire, 52'
Production : DS’ Productions (Mali)
15.000 €
 
  
AIDES A LA FINITION

Bambino
de Tahirou Tasséré Ouedraogo (Burkina Faso)
Série fiction 26 x 26'
Production : Bila Productions (Burkina Faso)
25 000 €
 
Une feuille dans le vent
De Jean-Marie Teno
Documentaire, 56’
Production : Raphia
7 500 €

Nègre blanc
De Cheikh N’Diaye (Mauritanie)
Documentaire, 52’
Production : Malo Pictures (Cameroun)
7 500 €

Yolande ou les blessures du silence
Léandre Alain Baker (Congo)
Documentaire, 52’
Production : Inzo Ya Bizizi (Congo)
7 500 €

mercredi 30 octobre 2013

Roman : Une saison blanche et sèche

Léonora vient de publier son septième roman, qui marque aussi son entrée chez un nouvel éditeur, Grasset. La saison de l’ombre redonne vie, l’espace d’un roman, à une communauté qui a perdu 12 de ses hommes, sans savoir qu’ils sont pris dans la traite négrière. Mais surtout, elle montre le désarroi de ce peuple face à des événements qui les dépassent complètement. Occasion pour l’auteure de donner à voir, une fois encore, sa dextérité à manier la langue française, tout en lui imposant sa langue maternelle, le douala. La saison de l’ombre a remporté le Grand Prix du roman métis décerné par la ville de Saint-Denis, à la Réunion. Il est également en lice pour le Prix Femina en France.

Léonora Miano

Comment sait-on qu’on est à la frontière d’un monde nouveau et que le quotidien, tel qu’on l’a vécu jusqu’alors, ne sera plus jamais pareil? Le peuple Mulongo vit à l’intérieur des terres, quelque part dans une partie du monde que le lecteur sait être l’Afrique centrale. Cette communauté pacifique, qui vit repliée sur elle-même, ne connait du monde que le peuple Bwele, son voisin immédiat. Un jour, un incendie éclate dans le village. 12 hommes, dont dix jeunes initiés, disparaissent. Les mères de ceux qui ne sont ni morts ni vivants sont mise en quarantaine, pour conjurer le mauvais sort. Mais cela ne suffit pas à sauver le village.

De tout le peuple Moulongo qui veut retrouver ses hommes sans savoir où chercher, seuls quelques-uns approcheront la vérité. Tous ne la comprendront pas. Mais surtout, aucun ne se doutera que ses conséquences seraient aussi désastreuses ni aussi définitives ! Dans cette écriture subtile, le mystère se dévoile progressivement suivant l’évolution des personnages principaux, notamment Eyabe, une des mères qui, transgressant toute les règles, part rendre un dernier hommage à son fils qui repose désormais là où il n’y a plus que de l’eau.   

Les disparus ont été enlevés par les voisins Bwele pour être donné aux Côtiers qui, à leur tour, les ont donnés aux hommes blancs en échange de produits qui flattent leur vanité. Les hommes privés désormais de liberté sont embarqués dans des bateaux. Où vont-ils ? Mystère ? Que vont-ils y faire ? Boule de gomme. Ce que l’on sait en revanche c’est que là-où ils vont, les attend une vie de souffrances. Ce que l’on soupçonne enfin, c’est que c’est le début de bouleversements innommables. Et que rien, jamais plus, ne sera comme avant.

      

Une tranche d’histoire
Après avoir exploré une Afrique subsaharienne en proie aux convulsions de toutes sortes dans sa première trilogie [L’intérieur de la nuit (2005), Contours du jour qui vient (2006) et Les aubes écarlates (2009)], après s’être intéressée aux destins d’Afrodescendants qui essaient, tant bien que mal, de reconstruire une identité en miette dans sa seconde trilogie [Tels des astres éteints (2008), Blues pour Elise (2010) et Ces âmes chagrines (2011)], Léonora Miano remonte à la source du mal. L’esclavage à qui on doit aujourd’hui les sociétés africaines déréglées et le déchirement des descendants d’esclaves. Au menu de La saison de l’ombre, la consternation, le déchirement et les bouleversements.

Vu d’aujourd’hui et surtout du Cameroun, l’esclavage est une chose abstraite. Ce sombre chapitre de notre histoire insuffisamment enseigné à l’école, s’est effacé dans la mémoire des peuples. Il y a quelques années, l’opinion publique l’a redécouvert grâce aux opérations de retour aux sources des Africains Américains qui se sont découvert une origine camerounaise par des analyses ADN. Miano apporte des mots aux silences de l’Histoire, l’ombre étant dans ce livre la forme que prennent nos silences. Elle redonne chair aux déportés, une origine à leurs existences, des questionnements à leurs départs forcés. Car les esclaves, qu’ils soient restés à quai, morts durant la traversée ou qu’ils aient atteint l’autre côté de la mer avaient un nom, une famille, une communauté qui les chérissait.

Les morts ne sont pas morts
Le roman est empreint de mysticisme, dans un contexte vierge de la chrétienté et de l’islam. L’au-delà occupe une place importante dans la régulation de la société et dans la compréhension des événements  D’ailleurs, les Mulongo n’accèderont à la vérité qu’à partir des communications d’avec les disparus, dont les âmes sont perdues puisque « le chemin du retour s’est effacé, il n’y a plus que de l’eau… » Car ici, les morts sont plus que jamais vivants. Leur parole est même plus précieuse, puisqu’ils détiennent la vérité. Le roman repose sur la philosophie subsaharienne de la vie, à cette époque précoloniale. La dernière parole du livre est celle d’Ebeise, la vieille matrone des Mulongo qui, après avoir vu ce que ses yeux ne devaient pas voir, conclut : « Sachons accueillir le jour lorsqu’il se lève. La nuit aussi ». Comme quoi, tout est bien dans le meilleur des mondes possibles. Et le jour succède toujours à la nuit.   

Les femmes en héroïnes
Dans cette littérature du chaos, Léonora Miano revient sur un sujet qui la hante et qui transparaît dans chacun de ses livres, celui des origines et de l’identité. La langue est travaillée et maîtrisée, avec des formulations traduites, des mots du douala qu’elle impose au lecteur et qui ralentissent la lecture, sans la gêner. L’histoire est racontée avec, comme très souvent chez Miano, des femmes en héroïnes : fortes, indépendantes et tendres à la fois, elles vont au bout de leur quête. Le texte lui-même repose sur des recherches qu’elle a entamées depuis longtemps sur l’esclavage. Elle s’est notamment inspirée d’un rapport de mission menée avec le concours de la Société africaine de culture et de l’Unesco au sud du Bénin. Intitulé « La mémoire de la capture », ce rapport démontre l’existence d’un patrimoine oral au sujet de la traite transatlantique des hommes noirs.

Mais ce n’est pas un roman historique, prévient l’auteure qui, en 2010, a créé l’association Mahogany  dont l’objectif est de permettre le dialogue entre Subsahariens et Afrodescendants, pour corriger 500 ans d’histoire. La saison de l’ombre marque aussi le départ de Miano de Plon, qui a publié ses six romans précédent. Elle faisait déjà état de désaccords avec son éditeur dans une interview publiée qu’elle nous a accordé en novembre 2012 et disponible sur ce blog, et l’attribuait aux sujets de ses écrits depuis Blues pour Elise : « Je refuse qu’on me dicte le contenu de mes livres et qu’on m’impose d’être l’écrivain de la France noire ou de n’écrire que sur l’Afrique », martelait-elle alors. Elle a fini par rejoindre Grasset, autre éditeur français.
Stéphanie Dongmo

Léonora Miano
La saison de l’ombre
Grasset, août 2013

235 pages
17 euros 

dimanche 27 octobre 2013

Léonora Miano : « Je refuse qu’on me dicte le contenu de mes livres »

L’auteure du recueil de conférences Habiter la frontière qui vient de paraître chez L’Arche explique qu’il s’agit de mettre en relation toutes les identités qui composent un individu. Elle exhorte aussi l’Afrique à développer une conscience forte d’elle-même et parle du racisme anti-Blanc.
Interview réalisée en novembre 2012 à Paris et publiée sur Africultures.com. La note de lecture de son dernier roman, « La saison de l’ombre », à lire dès le 30 octobre 2013 sur ce blog. Cette interview permet de comprendre les motivations de ce dernier livre. 

Léonora Miano. DR
C’est quoi, habiter la frontière ?
Pour moi, c’est une manière poétique de me définir puisque je considère que mon identité est faite d’un assemblage des choses et que finalement, je suis en relation avec des mondes différents. Je n’envisage pas le terme de frontière comme les Occidentaux pour qui c’est là où la porte se ferme, un lieu de rupture, l’endroit qui protège de l’autre. Pour moi, la frontière est un lieu de médiation, là où on rencontre l’autre. Le meilleur moyen de l’habiter c’est d’accepter qu’ils soient constamment en relation, cette part européenne et cette part africaine. 

Quand on vient d’un pays comme le Cameroun qui a été traversé par plusieurs nationalités européennes différentes, qui a deux langues officielles, où le côté disparate de ses populations et de leur culture est très visible, où il y a tellement de langues locales dont aucune n’est dominante qu’on est obligé de parler les langues étrangères pour se faire comprendre, la logique de mélange pour créer l’identité est plus évidente. Ca fabrique des identités particulières du fait qu’on est obligé d’être dans une démarche qu’Edouard Glissant aurait appelé de « créolisation ». Je crois que ma sensibilité frontalière vient de là.

Vous dites que l’Africain est un hybride culturel. Mais la question ne se pose pas de la même manière selon que l’on vive en Afrique ou à l’étranger ?
Certainement. Je pense d’ailleurs que quand on vit en Afrique, on n’a pas forcément conscience de cette hybridité. Beaucoup d’Africains qui vivent sur le continent pensent être proches d’une africanité authentique. Or, la rencontre entre l’Europe et l’Afrique a modifié énormément de choses dans nos espaces. Peut-être que je m’en aperçois un peu plus parce que je cherche à reconstituer, de manière même empirique, notre passé. Pour la zone Afrique centrale, si on essaie d’imaginer la vie dans les temps précoloniaux, il est difficile de savoir précisément ce qu’on mangeait. Le manioc ? Ce sont les Portugais qui l’ont amené, le piment vient d’Asie, mais on se les a totalement approprié. 

Quand Kelman a écrit son ouvrage « Je suis noir et je n’aime pas le manioc », tout le monde lui est tombé dessus. Mais si on réfléchit bien, les Noirs ne devraient pas aimer le manioc. L’histoire des populations subsahariennes, à partir de l’époque de la traite négrière, est une histoire d’adaptation et de survie. Et quand cette histoire tumultueuse de crainte et de mort se termine, la colonisation commence avec beaucoup de brutalité. C’est quelqu’un qui vient chez vous et qui prend les clés. La peur, le fait de devoir se protéger, ça change votre vision du monde, votre rapport à votre propre espace. On n’a pas réfléchit à ce que tout ça fait de nous aujourd’hui. Je pense que notre génération peut commencer à faire ce travail. Je n’en veux pas aux auteurs qui nous ont précédés de n’avoir pas pu le faire, ils se débattaient avec la colonisation et la priorité, c’était de se sortir de cette domination.

Finalement, est-ce que tous les hommes n’habitent pas la frontière dans le sens où la pureté culturelle n’existe pas?
Moi je crois ça. Aujourd’hui, c’est très manifeste mais quand on parle d’hybridité et d’héritage, même culturel, on se rend comporte que c’est toujours les populations non blanches qui le reconnaissent plus facilement. L’Europe ne reconnaît pas encore qu’elle a été modifiée dans sa rencontre avec d’autres peuples, même si elle les a dominés. J’essaie d’expliquer ça aux gens par mes conférences, leur dire qu’ils boivent le café alors que le café ne pousse pas en Europe. Donc, de dire que j’habite la frontière ne fait pas de moi quelqu’un de particulier, on est dans un monde de la  multi-appartenance. Il y a simplement des gens qui nomment plus facilement cette multi-appartenance que les autres. Les Européens aiment bien s’imaginer qu’ils sont restés purement Européens, ce qui est faux.

Vous préférez le terme subsahariens à africain. L’Afrique ne se limite pourtant pas au Sud du Sahara ?
Non mais moi, je veux parler de l’Afrique subsaharienne. C’est ma petite révolte, ça fait partie de toutes les désignations qu’on nous a jeté dessus sans nous demander notre avis. J’aimerais bien savoir si nos ancêtres avaient une connaissance globale de leur espace et comment ils l’appelaient. Quand on dit l’Afrique ici en Europe, c’est l’Afrique subsaharienne et le Maghreb, c’est le Maghreb, y compris pour un grand nombre de Maghrébins. Donc, j’estime qu’on devrait avoir un nom spécifique. Pour moi, le nom c’est quelque chose d’important, peut-être que ça va rester un délire d’écrivain ou que je ne verrai pas ça de mon vivant. Mais je crois que même si on ne se rebaptise pas, il est très important de donner au nom qu’on porte une signification qu’on a soi-même choisi ou en tout cas, qui a du sens pour nous. Je ne suis pas sûr que depuis qu’on nous a appelé Noirs, ça veut dire quelque chose pour nous. Mais ça veut dire quelque chose pour les gens qui nous ont appelés à partir des mots ne venant pas de nos langues.

Vous dites aussi Français d’ascendance subsaharienne, et non d’origine subsaharienne. C’est quoi la nuance ?
L’ascendance englobe à la fois l’origine récente et l’origine plus ancienne, j’arrive à parler à la fois de quelqu’un comme moi qui est né au Cameroun, et de quelqu’un qui est né aux Antilles, qui est d’origine caribéenne mais qui a une ascendance subsaharienne qu’on ne peut pas effacer. Ce terme, Je l’ai surtout récupéré de l’anglais où on parle de people of african descends pour parler des gens qui ont une ancestralité subsaharienne. Les anglophones, et en particulier les Américains, concernant les questions qui touchent aux expériences afro-diasporiques, n’ont pas peur de créer un vocabulaire qui va s’adapter à ce corpus-là. En France, on n’est pas pressé de créer un vocabulaire parce qu’on croit qu’il n’y a pas de corpus, or c’est faux. En termes de vocabulaire, je tâtonne un peu parce que nous ne sommes pas si nombreux dans l’espace francophone à vouloir mettre des mots sur ces réalités-là.

Vous écrivez que l’urgence en Afrique n’est pas la politique ou l’économie, mais plutôt de développer une conscience forte de soi. Mais comment se définir lorsqu’on a subit la traite négrière, l’esclavage, la colonisation et le néocolonialisme ?
Déjà, je crois que même si les temps sont durs, on peut quand même commencer à examiner notre histoire et nous demander ce qu’on a envie d’apporter au monde. Je crois qu’il faut se pardonner déjà d’avoir été défait. Même s’il y a eu défaite, on a su survivre alors que d’autres peuples ont disparu. Aux Etats-Unis aujourd’hui, on se rend compte que même quand on parle des minorités, on ne parle même pas des Amérindiens. Ils sont dans leurs réserves et on ne rêve même pas du jour où il y aura un président amérindien. L’Afrique n’en est pas là. Elle a été très blessée, elle a elle-même enfanté certains de ses bourreaux, mais je pense qu’elle a fait la preuve de sa solidité. Il faut prendre conscience de ce qui nous reste de beau, de ce qu’elle peut accomplir. Je ne tais pas certaines horreurs qui ont pu se jouer dans nos espaces mais l’horreur est humaine. Nous ne sommes pas les plus sanguinaires, ni les plus ignorants. C’est très important de se regarder avec un peu d’amour. J’ai l’impression que certains Africains s’imaginent que l’Afrique est née avec la colonisation. On n’a pas de mémoire, il faut essayer de résoudre ce problème-là. C’est à nous aussi de décider de ce qu’on va apprendre aux gamins à l’école. Il ne revient pas aux gens qui essaient de survivre au quotidien de le faire, mais aux politiques.

Depuis votre premier roman, vous avez engagé un choc frontal avec les Africains, pour les obliger à se prendre en main. Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu ?
Entendu par les politiques ? Mais non, ils s’en foutent. J’espère que cette génération va passer, qu’ils nous redonnent notre Afrique. On a eu des gouvernants qui se comportent avec les populations comme si elles étaient leurs ennemis. On a peut-être la palme d’or des gens qui piétinent leur peuple à ce point, qui le méprise si profondément…

Parlant d’hommes politiques, Paul Biya célèbre aujourd’hui (6 novembre 2012) ses 30 ans au pouvoir. Quel sentiment vous inspire cet anniversaire ?
C’est une aberration. J’ai grandi dans un pays dont on était fier, on aimait être Camerounais et j’ai l’impression qu’on m’a arraché mon pays. Quand je vais au Cameroun et que je mène des ateliers d’écriture avec des gamins de 17 ans qui ne savent pas que la traite négrière a existé, ça me déchire le cœur. Les gamins ont la soif d’apprendre mais tout s’est tellement dégradé. J’ai juste l’impression que c’est un autre pays qui a usurpé le mien.

Parlant de cet atelier que vous avez animé en 2011 à Douala, est-ce qu’il y a de l’espoir ?
Déjà, il faudrait que je puisse animer d’autres ateliers au Cameroun et c’est mon souhait. Je pense qu’on peut faire beaucoup de choses avec nos jeunes qui sont disposés à apprendre, il faut seulement qu’on leur propose des choses. Ce n’est pas de la jeunesse que je désespère, je désespère en voyant la qualité des éducateurs et l’ambiance générale au Cameroun où tout semble devenu tellement brutal. Moi, j’ai été très bien formée au Cameroun par des professeurs Camerounais, notamment au Collège Liberman, au lycée de New-Bell et au lycée Joss. Quand je suis arrivé en France, j’étais aussi bonne, sinon plus que mes camarades. Je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui, ce soit toujours la même chose.

Vous dites qu’au Cameroun, vos compatriotes vous perçoivent comme une étrangère. Pourtant, « L’intérieur de la nuit » est inscrit au programme scolaire. N’est-ce pas une reconnaissance de votre travail ?
Je me suis toujours senti un différente parce que je venais d’un milieu familial marginal. Mais je suis ravie que « L’intérieur de la nuit » soit au programme au Cameroun. Le livre avait déjà été abondamment salué à l’étranger, ce n’est pas non plus comme si c’est le Cameroun qui a fabriqué ce succès. C’est très relatif d’être au programme, les parents n’achètent pas les livres et il y a beaucoup de piraterie.

Votre livre évoque aussi les rapports entre l’écrivain subsaharien et son éditeur Blanc, quels sont-ils ?
C’est une relation personnelle. Les éditeurs qui travaillent avec moi peuvent ne pas être d’accord avec ce que j’ai envie de faire mais à la fin, c’est l’auteur qui tranche. Ils peuvent refuser des textes, c’est dans les contrats. C’est très clair et très transparent comme relation. Je suis un peu rebelle, j’ai besoin de faire ce que j’ai dans la tête. Il faut que ce soit comme ça, sinon, je ne peux pas défendre mes livres.

Qu’est-ce qui vous a amené à écrire des textes pour le théâtre après la poésie, la chanson, la nouvelle et le roman ?
J’ai écrit des chansons avant d’écrire des romans. J’ai toujours eu envie de pratiquer des formes d’écriture différentes, ça me permet de fabriquer des formes nouvelles d’écriture que je vais ensuite mettre dans le roman, ou de travailler des matières que je n’ai pas envie de travailler dans le roman. Pour moi, ce qui compte c’est d’écrire, pas tellement la forme, même si j’aime beaucoup écrire des romans.

A quand la suite annoncée depuis 2010 de « Blues pour Elise »?
La suite de « Blues pour Elise » est prête, mais je n’aime pas tellement en parler parce que c’est des moments douloureux dans mon parcours d’auteur. Quand j’ai commencé à proposer en France des livres qui mettaient en scène des Noirs vivant en Europe, ça n’a pas été très bien reçu. En 2008 paraît « Tels des astres éteints » qui, pour moi, est un texte important dans ma production mais qui a été mal reçu par une partie de la critique. Pas en raison de sa qualité mais en raison de son propos. En France, les gens se sentent agressés par ces questions. Les auteurs noirs francophones doivent écrire des histoires qui se passent en Afrique ou dans les Caraïbes. Et si ça se passe en France, il faut que ce soit dans les milieux où les gens vivent dans des cagibis et n’ont pas de papiers. Je ne dis pas que ça n’existe pas mais ce n’est pas toute notre réalité dans ce pays. 

Quand après « Tels des astres éteints » j’ai proposé « Blues pour Elise » à mon éditeur, il a dit non, en me disant que cela va nuire à mon statut d’auteure internationale. S’en est suivi des désaccords et finalement, le livre est sorti. Mais ce sont les blogs qui ont assuré sa promotion. Quand il a été question de publier la suite qui avait été annoncé, là on s’est tellement fâché que j’ai eu l’impression que cette suite avait été entaché de cette mauvaise énergie. J’ai eu besoin de m’échapper un peu de tout ça, c’est beaucoup de violence. On est quand même très seuls dans ces moments-là, les gens n’imaginent pas qu’il faut encore batailler pour imposer des sujets comme ça.  Je refuse qu’on me dicte le contenu de mes livres et qu’on m’impose d’être l’écrivain de la France noire ou de n’écrire que sur l’Afrique.

Vous êtes citoyenne française depuis 2008. Qu’est-ce qui vous a décidé à ce choix, vous sentez-vous française ? 
Une question purement pratique parce que je ne crois pas que l’identité a quelque chose à voir avec la citoyenneté. Il se trouve que j’ai un enfant français et que ce n’était pas à cet enfant de changer de nationalité, mais à moi. Je me sens comme quand je suis arrivé en 1991, mon identité était déjà formée.

C’est quoi être un Noir en France aujourd’hui ?
Ça dépend pour qui. Pour les gens qui ont grandi ici, ce n’est pas la même chose que pour nous qui avons grandi ailleurs parce que l’Afrique, en dépit de toutes ses meurtrissures, donne une force que ceux qui ont grandi ici n’ont pas toujours eu, parce qu’elle nous permet de consolider notre individualité de manière plus affirmée. Quand on grandit dans une situation de minorité et qu’on ne voit jamais le reflet de soi-même nulle part, je crois que ça fragilise beaucoup. Ce n’est donc pas un hasard que par exemple, dans le domaine de la littérature, on voit que les voix noires qui émergent soient des gens qui ont grandi en Afrique ou aux Antilles, mais pas sur le sol hexagonal. Ensuite, quand on a évacué cette question de comment on se construit, être Noir en France ça reste, pour la plupart, d’être marginalisé, de ne pas avoir voix au chapitre, de ne pouvoir s’exprimer que si les autres vous le permettent… 

Il n’y a pas de communauté noire en France, les Noirs n’ont pas pris l’habitude de se fédérer pour faire des choses concrètes ensemble. C’est un pays qui a obligé les gens à s’individualiser mais dans un sens négatif. En général, celui qui aura réussi à acquérir des choses aura très à cœur de les garder pour lui. Moi, je n’ai jamais réussi, même en remettant un manuscrit en main propre, à faire publier un auteur. Pour l’éditeur, vous êtes le Noir qu’il a choisi, il ne veut pas publier toute votre bande. Mais ce n’est pas aux Noirs mais aux autres de changer de regard, c’est à l’Occident de la faire.

Quel regard portez-vous sur le débat sur le droit de vote des étrangers non communautaire en cours en France ?
Est-ce que je peux dire ce que je pense vraiment? Sur le principe, cela ne me dérange pas. Mais si je me pose la question de savoir si je veux que les Chinois votent au Cameroun ? Je me dis non. Pourquoi est-ce que ce que je ne veux pas pour le Cameroun, je le voudrais pour la France ? Mais j’ai l’impression que ce débat est un pis-aller, une manière finalement de ne pas favoriser l’acquisition de la nationalité française. Il y a plein de gens qui vivent ici depuis 30 ans, qui ont des enfants Français, qui demandent la nationalité française et ne l’obtiennent pas, mais qui vont pouvoir voter aux élections locales. Je crois que ce qu’il faut faire, c’est de simplifier l’accès à la nationalité française pour des gens qui le veulent. Et là, il ne sera plus question du vote des étrangers. Le vote des étrangers non communautaires aux élections locales, ce sera une manière de fermer cette porte et de résoudre ce problème que la France a avec sa manière d’accueillir les gens toujours à moitié, de prêter plutôt la nationalité et non de la donner vraiment.

Et quel regard portez-vous sur un autre débat en cours en ce moment, le racisme anti-Blanc ?
C’est une question intéressante parce que ça nous oblige à nous poser la question c’est quoi le racisme. Si le racisme c’est la détestation de l’autre parce qu’il est différent, ça peut exister. Je crois que ce sera rare de trouver des gens qui n’aiment pas les Blancs seulement parce qu’ils sont Blancs. Ceux qui n’aiment pas les Blancs, c’est peut-être parce qu’ils ont trouvé dans leur mémoire des éléments historiques qui les blessent. Ce n’est pas l’individu qu’on n’aime pas mais un système et l’individu va prendre pour ce système. Ce sont des questions complexes en fait. Moi, ma définition du racisme c’est quelque chose qui est sorti de la pensée blanche qui a décidé un jour qu’elle allait catégoriser l’humanité en races, qu’elle allait même les hiérarchiser et qu’il allait y avoir des catégories qui allait même sortir du genre humain et ça été les Noirs. La race, c’est véritablement un problème occidental qui l’a théorisé et a agi en conséquence. Est-ce qu’on peut dire que les autres sont racistes ? Je ne sais pas. 

En tout cas, ce n’est pas cette discrimination à l’embauche que tous les autres peuvent subir. Une fois qu’on a décidé que l’autre était fondamentalement différent, il reste de l’agresser, en prenant pour argument cette différence. C’est ce que les Noirs ont vécu. Je ne sais pas si les Blancs subissent ça. Quand on parle du racisme anti-Blanc aujourd’hui, on parle des gens qui vont insulter un Blanc dans la rue. Mais est-ce qu’on est dans un pays où un Blanc peut avoir du mal à se loger parce qu’il est Blanc, où il peut avoir du mal à trouver un travail parce qu’il est Blanc ? Je ne crois pas. Si on considère cette définition du racisme, on n’est pas encore là. Le reste, ça peut se voir dans toute l’humanité, mais je n’appelle pas ça du racisme.

Vous venez justement de recevoir le Prix Seligmann contre le racisme pour votre livre « Ecrits pour la parole ». Quel sentiment vous inspire cette distinction?
Ça m’a surtout touchée pour ce texte-là parce que quand il a été monté au théâtre récemment, il a été taxé de raciste. Ce prix vient un peu nous mettre du baume au cœur. « Ecrits pour la parole » est une parole qui est très libre et souvent inhabituelle. En lisant le communiqué de presse du prix  Seligmann, j’ai eu le sentiment qu’il y a des gens qui pouvaient comprendre ma démarche et l’objectif derrière. Evidemment, ce n’est pas pour bêtement agresser les gens, c’est pour entamer une conversation que je pays n’a pas forcément envie d’avoir mais qui me semble nécessaire. Moi en tout cas, c’est quelque chose qui m’importe parce que j’ai mis un enfant au monde dans ce pays il y a 17 ans et je veux qu’il puisse vivre sereinement sa vie.

Depuis « L’intérieur de la nuit », vous accumulez les prix. Pour vous, est-ce une consécration ?
J’ai beaucoup de chance, je suis toujours pleine de gratitude. Ça ne me monte pas à la tête non plus, mon premier roman est sorti quand j’avais 32 ans et j’avais déjà un peu vécu. Je ne crois pas encore avoir réussi à modifier le cours des choses, mais ça me touche et j’espère que ça donne de la force à d’autres.  Et je souhaite que d’autres personnes sachent que c’est possible, qu’elles peuvent s’exprimer librement, que ce n’est pas toujours facile mais que c’est possible.

Dans vos textes, vous évoquez les tensions entre Français subsahariens et Français Caribéens. Comment se manifeste cette tension ?
Ça dépend, il suffit d’aller aux Antilles en étant africain pour s’en apercevoir. Ici, en France hexagonal, les rapports sont cordiaux quand ils sont individuels. Mais quand il s’agit de fédérer les groupes pour faire des choses, c’est plus difficile parce qu’il y a de vieux contentieux, il y a l’histoire… C’est une tension qui existe entre les Africains et les afro descendants liée au fait que les descendants qui n’ont pas choisis d’être dans les pays occidentaux ont du mal à voir des Subsahariens débarquer et, en quelque sorte, leur faire concurrence dans des espaces où ils ont souffert. Je crois que ce qui aiguise encore cette tension c’est le fait que l’Afrique subsaharienne n’a pas une parole claire sur ce sujet. 

Quand des Afrodescendants vont dans nos pays, souvent ils se rendent compte que cette histoire n’est même pas enseignée et que les Subsahariens ne comprennent même pas ce qu’ils viennent chercher, ça les heurte profondément. Je crois qu’il faut faire ce travail sans culpabilité excessive, en sachant qu’ils vont nous apporter une meilleure de connaissance de nous-mêmes. Quand on parle de la traite négrière au Cameroun, sujet dont on commence à parler depuis 2010 où on a vu ces délégations d’Afro-américains venir à Bimbia, on s’aperçoit que finalement, les populations ne sont pas parties seulement de l’ouest Cameroun comme on l’a pensé à l’époque. Quand ces Afrodescendants viennent, ils ne sont pas remplis de haine, ils ont plutôt envie de trouver un espace qu’ils pourront appeler la maison. Pourquoi ne pas leur ouvrir cet espace-là, pourquoi ne pas créer un mémorial ou un endroit où ils peuvent se recueillir tranquillement ? Il y a quelque chose à réparer.

D’où vous vient cette sensibilité pour l’identité des Afrodescendants ?
J’ai toujours eu ces questions diasporiques très à cœur. Quand j’étais petite fille et qu’on a abordé l’histoire du Cameroun à l’école, on a commencé par la traite négrière. C’était vraiment très bref et dans notre livre d’histoire, on voyait un soi-disant chef de la Côte et il y a avait une colonne de captifs dans le fond de l’image. Ça m’a traumatisé. Et moi je veux savoir qui était ce chef, comment s’appelait-il, c’étaient qui ces gens dans le fond de l’image, où est-ce qu’on les a amenés. Petite fille, je posais déjà ces questions mais sur la Côte d’où je viens, on n’aime pas parler de ces choses-là. C’est quelque chose qui est dans mon imaginaire depuis toujours. J’ai même transmis ce traumatisme là au personnage Musango dans « Contours du jour qui vient ». Les auteurs travaillent à partir de leurs obsessions, j’ai ce truc-là en moi.

Quel est le but de votre association, Mahogany, qui rassemble Subsahariens et Caribéens ?
Mahogany, c’est un arbre de la famille acajou qu’on trouve dans les Amériques et en Afrique. C’est une manière de parler des peuples noirs sans utiliser une terminologie racialisée. L’objectif de l’association Mahogany est de proposer notre propre parole sur ces expériences subsahariennes et afrodescendantes à tout public, leur permettre de se croiser, de dialoguer. On a besoin de ce dialogue et l’espace neutre de la France peut peut-être le favoriser pour qu’il puisse se prolonger ailleurs. On agit à travers des conférences, des ateliers et des rencontres autour d’auteurs, pour permettre à nos chercheurs afro de s’exprimer. L’association porte aussi un prix littéraire qu’on a décidé d’élargir aux auteurs Blancs qui écrivent des fictions qui se passent en Afrique.

Vous considérez-vous comme un médiateur entre l’Afrique et les Afrodescendants ?
Comme je pense que cette relation est nécessaire, j’essaie de la créer à mon niveau.

Est-ce que finalement, l’écriture ne suffit pas à un écrivain pour défendre ses idées ?
A un écrivain, certainement que ça suffit. Mais moi, je suis quelqu’un qui s’engage. Et quelque livres, j’ai eu la chance de beaucoup voyager, j’ai beaucoup reçu. C’est aussi une manière de partager avec les autres. Peut-être que l’audience que j’ai peut permettre à d’autres de s’exprimer. Au début, certains m’ont demandé : pourquoi tu mets en lumière la concurrence ? Je mets en lumière les miens, je suis heureuse de les recevoir pour parler de leurs univers. Quand j’organise une rencontre avec un auteur, je vais lui poser des questions différentes, il va pouvoir se livrer d’une manière que le public qui vient n’irait pas forcément les entendre ailleurs. C’est profitable à tous.

Qu’est-ce que l’écriture pour vous ?
Intimement, c’est ma manière de rencontrer l’autre le plus sainement possible. Je suis quelqu’un d’assez sauvage et ça m’oblige à rencontrer les gens. C’est ce qui me permet de ne pas être folle, de ne pas être un serial killer, c’est ce qui m’équilibre. Ce qui m‘inspire c’est la vie de tous les jours et toutes ces questions liés à l’histoire de la dispersion des peuples subsahariens qui m’habitent. Peut-être que c’est une espèce de folie, mais j’ai besoin de travailler cette matière-là, je cherche mes réponses, quelque chose qui me permette de la nommer. Je ne peux pas aller au Brésil où je vois des gens qui sont vraiment comme à la maison et que, de la maison, on n’entende pas une voix parler d’eux. C’est quelque chose qui m’est insupportable. C’est comme si on méconnaissait un morceau de soi-même. Au Brésil, dans la région de Bahia, il y a des gens qui sont tellement subsaharien et ça fait 400 ans qu’ils y sont, ça n’a pas pu s’effacer. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de profondément injurieux à les ignorer ? Ca dit tout de la relation qu’on a à nous-mêmes.

Parmi tous vos livres, lequel chérissez-vous particulièrement ?
C’est comme si on demandait à une maman quel est son enfant préférez. Mais c’est « Tels des astres éteints ». Je suis presque entré en dépression après certaines réactions de la presse. Je l’ai porté en moi pendant longtemps, je voulais déjà l’écrire avant « L’intérieur de la nuit », je savais que je l’écrirai. Pour moi, c’est mon grand livre et j’aurais aimé avoir le Goncourt des lycéens pour celui-là.

Propos recueillis par Stéphanie Dongmo à Paris, novembre 2012