L’auteure
du recueil de conférences Habiter la frontière qui vient de paraître chez
L’Arche explique qu’il s’agit de mettre en relation toutes les identités qui
composent un individu. Elle exhorte aussi l’Afrique à développer une conscience
forte d’elle-même et parle du racisme anti-Blanc.
Interview réalisée en novembre 2012 à Paris et publiée sur
Africultures.com. La note de lecture de son dernier roman, « La saison de l’ombre », à lire dès le 30 octobre 2013
sur ce blog. Cette interview permet de comprendre les motivations de ce dernier livre.
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Léonora Miano. DR |
C’est
quoi, habiter la frontière ?
Pour moi, c’est une manière
poétique de me définir puisque je considère que mon identité est faite d’un
assemblage des choses et que finalement, je suis en relation avec des mondes
différents. Je n’envisage pas le terme de frontière comme les Occidentaux pour
qui c’est là où la porte se ferme, un lieu de rupture, l’endroit qui protège de
l’autre. Pour moi, la frontière est un lieu de médiation, là où on rencontre
l’autre. Le meilleur moyen de l’habiter c’est d’accepter qu’ils soient
constamment en relation, cette part européenne et cette part africaine.
Quand
on vient d’un pays comme le Cameroun qui a été traversé par plusieurs
nationalités européennes différentes, qui a deux langues officielles, où le
côté disparate de ses populations et de leur culture est très visible, où il y
a tellement de langues locales dont aucune n’est dominante qu’on est obligé de
parler les langues étrangères pour se faire comprendre, la logique de mélange
pour créer l’identité est plus évidente. Ca fabrique des identités
particulières du fait qu’on est obligé d’être dans une démarche qu’Edouard
Glissant aurait appelé de « créolisation ». Je crois que ma sensibilité
frontalière vient de là.
Vous
dites que l’Africain est un hybride culturel. Mais la question ne se pose pas
de la même manière selon que l’on vive en Afrique ou à l’étranger ?
Certainement. Je pense d’ailleurs
que quand on vit en Afrique, on n’a pas forcément conscience de cette
hybridité. Beaucoup d’Africains qui vivent sur le continent pensent être
proches d’une africanité authentique. Or, la rencontre entre l’Europe et
l’Afrique a modifié énormément de choses dans nos espaces. Peut-être que je
m’en aperçois un peu plus parce que je cherche à reconstituer, de manière même
empirique, notre passé. Pour la zone Afrique centrale, si on essaie d’imaginer
la vie dans les temps précoloniaux, il est difficile de savoir précisément ce
qu’on mangeait. Le manioc ? Ce sont les Portugais qui l’ont amené, le piment
vient d’Asie, mais on se les a totalement approprié.
Quand Kelman a écrit son
ouvrage « Je suis noir et je n’aime pas
le manioc », tout le monde lui est tombé dessus. Mais si on réfléchit bien,
les Noirs ne devraient pas aimer le manioc. L’histoire des populations
subsahariennes, à partir de l’époque de la traite négrière, est une histoire
d’adaptation et de survie. Et quand cette histoire tumultueuse de crainte et de
mort se termine, la colonisation commence avec beaucoup de brutalité. C’est
quelqu’un qui vient chez vous et qui prend les clés. La peur, le fait de devoir
se protéger, ça change votre vision du monde, votre rapport à votre propre
espace. On n’a pas réfléchit à ce que tout ça fait de nous aujourd’hui. Je pense
que notre génération peut commencer à faire ce travail. Je n’en veux pas aux
auteurs qui nous ont précédés de n’avoir pas pu le faire, ils se débattaient
avec la colonisation et la priorité, c’était de se sortir de cette domination.
Finalement,
est-ce que tous les hommes n’habitent pas la frontière dans le sens où la
pureté culturelle n’existe pas?
Moi je crois ça. Aujourd’hui,
c’est très manifeste mais quand on parle d’hybridité et d’héritage, même
culturel, on se rend comporte que c’est toujours les populations non blanches
qui le reconnaissent plus facilement. L’Europe ne reconnaît pas encore qu’elle
a été modifiée dans sa rencontre avec d’autres peuples, même si elle les a
dominés. J’essaie d’expliquer ça aux gens par mes conférences, leur dire qu’ils
boivent le café alors que le café ne pousse pas en Europe. Donc, de dire que
j’habite la frontière ne fait pas de moi quelqu’un de particulier, on est dans
un monde de la multi-appartenance. Il y
a simplement des gens qui nomment plus facilement cette multi-appartenance que
les autres. Les Européens aiment bien s’imaginer qu’ils sont restés purement
Européens, ce qui est faux.
Vous
préférez le terme subsahariens à africain. L’Afrique ne se limite pourtant pas
au Sud du Sahara ?
Non mais moi, je veux parler de
l’Afrique subsaharienne. C’est ma petite révolte, ça fait partie de toutes les
désignations qu’on nous a jeté dessus sans nous demander notre avis. J’aimerais
bien savoir si nos ancêtres avaient une connaissance globale de leur espace et
comment ils l’appelaient. Quand on dit l’Afrique ici en Europe, c’est l’Afrique
subsaharienne et le Maghreb, c’est le Maghreb, y compris pour un grand nombre
de Maghrébins. Donc, j’estime qu’on devrait avoir un nom spécifique. Pour moi,
le nom c’est quelque chose d’important, peut-être que ça va rester un délire
d’écrivain ou que je ne verrai pas ça de mon vivant. Mais je crois que même si
on ne se rebaptise pas, il est très important de donner au nom qu’on porte une
signification qu’on a soi-même choisi ou en tout cas, qui a du sens pour nous.
Je ne suis pas sûr que depuis qu’on nous a appelé Noirs, ça veut dire quelque
chose pour nous. Mais ça veut dire quelque chose pour les gens qui nous ont
appelés à partir des mots ne venant pas de nos langues.
Vous
dites aussi Français d’ascendance subsaharienne, et non d’origine
subsaharienne. C’est quoi la nuance ?
L’ascendance englobe à la fois
l’origine récente et l’origine plus ancienne, j’arrive à parler à la fois de
quelqu’un comme moi qui est né au Cameroun, et de quelqu’un qui est né aux
Antilles, qui est d’origine caribéenne mais qui a une ascendance subsaharienne
qu’on ne peut pas effacer. Ce terme, Je l’ai surtout récupéré de l’anglais où
on parle de people of african descends pour parler des gens qui ont une
ancestralité subsaharienne. Les anglophones, et en particulier les Américains,
concernant les questions qui touchent aux expériences afro-diasporiques, n’ont
pas peur de créer un vocabulaire qui va s’adapter à ce corpus-là. En France, on
n’est pas pressé de créer un vocabulaire parce qu’on croit qu’il n’y a pas de
corpus, or c’est faux. En termes de vocabulaire, je tâtonne un peu parce que
nous ne sommes pas si nombreux dans l’espace francophone à vouloir mettre des
mots sur ces réalités-là.
Vous
écrivez que l’urgence en Afrique n’est pas la politique ou l’économie, mais
plutôt de développer une conscience forte de soi. Mais comment se définir
lorsqu’on a subit la traite négrière, l’esclavage, la colonisation et le
néocolonialisme ?
Déjà, je crois que même si les
temps sont durs, on peut quand même commencer à examiner notre histoire et nous
demander ce qu’on a envie d’apporter au monde. Je crois qu’il faut se pardonner
déjà d’avoir été défait. Même s’il y a eu défaite, on a su survivre alors que
d’autres peuples ont disparu. Aux Etats-Unis aujourd’hui, on se rend compte que
même quand on parle des minorités, on ne parle même pas des Amérindiens. Ils
sont dans leurs réserves et on ne rêve même pas du jour où il y aura un
président amérindien. L’Afrique n’en est pas là. Elle a été très blessée, elle
a elle-même enfanté certains de ses bourreaux, mais je pense qu’elle a fait la
preuve de sa solidité. Il faut prendre conscience de ce qui nous reste de beau,
de ce qu’elle peut accomplir. Je ne tais pas certaines horreurs qui ont pu se
jouer dans nos espaces mais l’horreur est humaine. Nous ne sommes pas les plus
sanguinaires, ni les plus ignorants. C’est très important de se regarder avec
un peu d’amour. J’ai l’impression que certains Africains s’imaginent que
l’Afrique est née avec la colonisation. On n’a pas de mémoire, il faut essayer
de résoudre ce problème-là. C’est à nous aussi de décider de ce qu’on va
apprendre aux gamins à l’école. Il ne revient pas aux gens qui essaient de
survivre au quotidien de le faire, mais aux politiques.
Depuis
votre premier roman, vous avez engagé un choc frontal avec les Africains, pour
les obliger à se prendre en main. Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu ?
Entendu par les politiques ? Mais
non, ils s’en foutent. J’espère que cette génération va passer, qu’ils nous
redonnent notre Afrique. On a eu des gouvernants qui se comportent avec les
populations comme si elles étaient leurs ennemis. On a peut-être la palme d’or
des gens qui piétinent leur peuple à ce point, qui le méprise si profondément…
Parlant
d’hommes politiques, Paul Biya célèbre aujourd’hui (6 novembre 2012) ses 30 ans
au pouvoir. Quel sentiment vous inspire cet anniversaire ?
C’est une aberration. J’ai grandi
dans un pays dont on était fier, on aimait être Camerounais et j’ai
l’impression qu’on m’a arraché mon pays. Quand je vais au Cameroun et que je
mène des ateliers d’écriture avec des gamins de 17 ans qui ne savent pas que la
traite négrière a existé, ça me déchire le cœur. Les gamins ont la soif
d’apprendre mais tout s’est tellement dégradé. J’ai juste l’impression que
c’est un autre pays qui a usurpé le mien.
Parlant
de cet atelier que vous avez animé en 2011 à Douala, est-ce qu’il y a de
l’espoir ?
Déjà, il faudrait que je puisse
animer d’autres ateliers au Cameroun et c’est mon souhait. Je pense qu’on peut
faire beaucoup de choses avec nos jeunes qui sont disposés à apprendre, il faut
seulement qu’on leur propose des choses. Ce n’est pas de la jeunesse que je
désespère, je désespère en voyant la qualité des éducateurs et l’ambiance
générale au Cameroun où tout semble devenu tellement brutal. Moi, j’ai été très
bien formée au Cameroun par des professeurs Camerounais, notamment au Collège
Liberman, au lycée de New-Bell et au lycée Joss. Quand je suis arrivé en
France, j’étais aussi bonne, sinon plus que mes camarades. Je ne suis pas sûre
qu’aujourd’hui, ce soit toujours la même chose.
Vous
dites qu’au Cameroun, vos compatriotes vous perçoivent comme une étrangère.
Pourtant, « L’intérieur de la nuit » est inscrit au programme scolaire.
N’est-ce pas une reconnaissance de votre travail ?
Je me suis toujours senti un
différente parce que je venais d’un milieu familial marginal. Mais je suis
ravie que « L’intérieur de la nuit » soit au programme au Cameroun.
Le livre avait déjà été abondamment salué à l’étranger, ce n’est pas non plus comme
si c’est le Cameroun qui a fabriqué ce succès. C’est très relatif d’être au
programme, les parents n’achètent pas les livres et il y a beaucoup de
piraterie.
Votre
livre évoque aussi les rapports entre l’écrivain subsaharien et son éditeur
Blanc, quels sont-ils ?
C’est une relation personnelle.
Les éditeurs qui travaillent avec moi peuvent ne pas être d’accord avec ce que
j’ai envie de faire mais à la fin, c’est l’auteur qui tranche. Ils peuvent
refuser des textes, c’est dans les contrats. C’est très clair et très
transparent comme relation. Je suis un peu rebelle, j’ai besoin de faire ce que
j’ai dans la tête. Il faut que ce soit comme ça, sinon, je ne peux pas défendre
mes livres.
Qu’est-ce
qui vous a amené à écrire des textes pour le théâtre après la poésie, la
chanson, la nouvelle et le roman ?
J’ai écrit des chansons avant
d’écrire des romans. J’ai toujours eu envie de pratiquer des formes d’écriture
différentes, ça me permet de fabriquer des formes nouvelles d’écriture que je
vais ensuite mettre dans le roman, ou de travailler des matières que je n’ai
pas envie de travailler dans le roman. Pour moi, ce qui compte c’est d’écrire,
pas tellement la forme, même si j’aime beaucoup écrire des romans.
A
quand la suite annoncée depuis 2010 de « Blues pour Elise »?
La suite de « Blues pour
Elise » est prête, mais je n’aime pas tellement en parler parce que c’est
des moments douloureux dans mon parcours d’auteur. Quand j’ai commencé à
proposer en France des livres qui mettaient en scène des Noirs vivant en
Europe, ça n’a pas été très bien reçu. En 2008 paraît « Tels des astres
éteints » qui, pour moi, est un texte important dans ma production mais
qui a été mal reçu par une partie de la critique. Pas en raison de sa qualité
mais en raison de son propos. En France, les gens se sentent agressés par ces
questions. Les auteurs noirs francophones doivent écrire des histoires qui se
passent en Afrique ou dans les Caraïbes. Et si ça se passe en France, il faut
que ce soit dans les milieux où les gens vivent dans des cagibis et n’ont pas
de papiers. Je ne dis pas que ça n’existe pas mais ce n’est pas toute notre
réalité dans ce pays.
Quand après « Tels des astres éteints » j’ai
proposé « Blues pour Elise » à mon éditeur, il a dit non, en me
disant que cela va nuire à mon statut d’auteure internationale. S’en est suivi
des désaccords et finalement, le livre est sorti. Mais ce sont les blogs qui
ont assuré sa promotion. Quand il a été question de publier la suite qui avait
été annoncé, là on s’est tellement fâché que j’ai eu l’impression que cette
suite avait été entaché de cette mauvaise énergie. J’ai eu besoin de m’échapper
un peu de tout ça, c’est beaucoup de violence. On est quand même très seuls
dans ces moments-là, les gens n’imaginent pas qu’il faut encore batailler pour
imposer des sujets comme ça. Je refuse
qu’on me dicte le contenu de mes livres et qu’on m’impose d’être l’écrivain de
la France noire ou de n’écrire que sur l’Afrique.
Vous
êtes citoyenne française depuis 2008. Qu’est-ce qui vous a décidé à ce choix,
vous sentez-vous française ?
Une question purement pratique
parce que je ne crois pas que l’identité a quelque chose à voir avec la
citoyenneté. Il se trouve que j’ai un enfant français et que ce n’était pas à
cet enfant de changer de nationalité, mais à moi. Je me sens comme quand je
suis arrivé en 1991, mon identité était déjà formée.
C’est
quoi être un Noir en France aujourd’hui ?
Ça dépend pour qui. Pour les gens
qui ont grandi ici, ce n’est pas la même chose que pour nous qui avons grandi
ailleurs parce que l’Afrique, en dépit de toutes ses meurtrissures, donne une
force que ceux qui ont grandi ici n’ont pas toujours eu, parce qu’elle nous
permet de consolider notre individualité de manière plus affirmée. Quand on
grandit dans une situation de minorité et qu’on ne voit jamais le reflet de
soi-même nulle part, je crois que ça fragilise beaucoup. Ce n’est donc pas un
hasard que par exemple, dans le domaine de la littérature, on voit que les voix
noires qui émergent soient des gens qui ont grandi en Afrique ou aux Antilles,
mais pas sur le sol hexagonal. Ensuite, quand on a évacué cette question de
comment on se construit, être Noir en France ça reste, pour la plupart, d’être
marginalisé, de ne pas avoir voix au chapitre, de ne pouvoir s’exprimer que si
les autres vous le permettent…
Il n’y a pas de communauté noire en France, les
Noirs n’ont pas pris l’habitude de se fédérer pour faire des choses concrètes
ensemble. C’est un pays qui a obligé les gens à s’individualiser mais dans un
sens négatif. En général, celui qui aura réussi à acquérir des choses aura très
à cœur de les garder pour lui. Moi, je n’ai jamais réussi, même en remettant un
manuscrit en main propre, à faire publier un auteur. Pour l’éditeur, vous êtes
le Noir qu’il a choisi, il ne veut pas publier toute votre bande. Mais ce n’est
pas aux Noirs mais aux autres de changer de regard, c’est à l’Occident de la
faire.
Quel
regard portez-vous sur le débat sur le droit de vote des étrangers non
communautaire en cours en France ?
Est-ce que je peux dire ce que je
pense vraiment? Sur le principe, cela ne me dérange pas. Mais si je me pose la
question de savoir si je veux que les Chinois votent au Cameroun ? Je me dis
non. Pourquoi est-ce que ce que je ne veux pas pour le Cameroun, je le voudrais
pour la France ? Mais j’ai l’impression que ce débat est un pis-aller, une
manière finalement de ne pas favoriser l’acquisition de la nationalité
française. Il y a plein de gens qui vivent ici depuis 30 ans, qui ont des
enfants Français, qui demandent la nationalité française et ne l’obtiennent
pas, mais qui vont pouvoir voter aux élections locales. Je crois que ce qu’il
faut faire, c’est de simplifier l’accès à la nationalité française pour des
gens qui le veulent. Et là, il ne sera plus question du vote des étrangers. Le
vote des étrangers non communautaires aux élections locales, ce sera une
manière de fermer cette porte et de résoudre ce problème que la France a avec
sa manière d’accueillir les gens toujours à moitié, de prêter plutôt la
nationalité et non de la donner vraiment.
Et
quel regard portez-vous sur un autre débat en cours en ce moment, le racisme
anti-Blanc ?
C’est une question intéressante
parce que ça nous oblige à nous poser la question c’est quoi le racisme. Si le
racisme c’est la détestation de l’autre parce qu’il est différent, ça peut
exister. Je crois que ce sera rare de trouver des gens qui n’aiment pas les
Blancs seulement parce qu’ils sont Blancs. Ceux qui n’aiment pas les Blancs,
c’est peut-être parce qu’ils ont trouvé dans leur mémoire des éléments
historiques qui les blessent. Ce n’est pas l’individu qu’on n’aime pas mais un
système et l’individu va prendre pour ce système. Ce sont des questions
complexes en fait. Moi, ma définition du racisme c’est quelque chose qui est
sorti de la pensée blanche qui a décidé un jour qu’elle allait catégoriser
l’humanité en races, qu’elle allait même les hiérarchiser et qu’il allait y
avoir des catégories qui allait même sortir du genre humain et ça été les
Noirs. La race, c’est véritablement un problème occidental qui l’a théorisé et
a agi en conséquence. Est-ce qu’on peut dire que les autres sont racistes ? Je
ne sais pas.
En tout cas, ce n’est pas cette discrimination à l’embauche que
tous les autres peuvent subir. Une fois qu’on a décidé que l’autre était
fondamentalement différent, il reste de l’agresser, en prenant pour argument
cette différence. C’est ce que les Noirs ont vécu. Je ne sais pas si les Blancs
subissent ça. Quand on parle du racisme anti-Blanc aujourd’hui, on parle des
gens qui vont insulter un Blanc dans la rue. Mais est-ce qu’on est dans un pays
où un Blanc peut avoir du mal à se loger parce qu’il est Blanc, où il peut
avoir du mal à trouver un travail parce qu’il est Blanc ? Je ne crois pas. Si
on considère cette définition du racisme, on n’est pas encore là. Le reste, ça
peut se voir dans toute l’humanité, mais je n’appelle pas ça du racisme.
Vous
venez justement de recevoir le Prix Seligmann contre le racisme pour votre
livre « Ecrits pour la parole ». Quel sentiment vous inspire cette
distinction?
Ça m’a surtout touchée pour ce
texte-là parce que quand il a été monté au théâtre récemment, il a été taxé de
raciste. Ce prix vient un peu nous mettre du baume au cœur. « Ecrits pour
la parole » est une parole qui est très libre et souvent inhabituelle. En
lisant le communiqué de presse du prix
Seligmann, j’ai eu le sentiment qu’il y a des gens qui pouvaient
comprendre ma démarche et l’objectif derrière. Evidemment, ce n’est pas pour
bêtement agresser les gens, c’est pour entamer une conversation que je pays n’a
pas forcément envie d’avoir mais qui me semble nécessaire. Moi en tout cas,
c’est quelque chose qui m’importe parce que j’ai mis un enfant au monde dans ce
pays il y a 17 ans et je veux qu’il puisse vivre sereinement sa vie.
Depuis
« L’intérieur de la nuit », vous accumulez les prix. Pour vous, est-ce une
consécration ?
J’ai beaucoup de chance, je suis
toujours pleine de gratitude. Ça ne me monte pas à la tête non plus, mon
premier roman est sorti quand j’avais 32 ans et j’avais déjà un peu vécu. Je ne
crois pas encore avoir réussi à modifier le cours des choses, mais ça me touche
et j’espère que ça donne de la force à d’autres. Et je souhaite que d’autres personnes sachent
que c’est possible, qu’elles peuvent s’exprimer librement, que ce n’est pas
toujours facile mais que c’est possible.
Dans
vos textes, vous évoquez les tensions entre Français subsahariens et Français
Caribéens. Comment se manifeste cette tension ?
Ça dépend, il suffit d’aller aux
Antilles en étant africain pour s’en apercevoir. Ici, en France hexagonal, les
rapports sont cordiaux quand ils sont individuels. Mais quand il s’agit de
fédérer les groupes pour faire des choses, c’est plus difficile parce qu’il y a
de vieux contentieux, il y a l’histoire… C’est une tension qui existe entre les
Africains et les afro descendants liée au fait que les descendants qui n’ont
pas choisis d’être dans les pays occidentaux ont du mal à voir des Subsahariens
débarquer et, en quelque sorte, leur faire concurrence dans des espaces où ils
ont souffert. Je crois que ce qui aiguise encore cette tension c’est le fait
que l’Afrique subsaharienne n’a pas une parole claire sur ce sujet.
Quand des
Afrodescendants vont dans nos pays, souvent ils se rendent compte que cette
histoire n’est même pas enseignée et que les Subsahariens ne comprennent même
pas ce qu’ils viennent chercher, ça les heurte profondément. Je crois qu’il
faut faire ce travail sans culpabilité excessive, en sachant qu’ils vont nous
apporter une meilleure de connaissance de nous-mêmes. Quand on parle de la
traite négrière au Cameroun, sujet dont on commence à parler depuis 2010 où on
a vu ces délégations d’Afro-américains venir à Bimbia, on s’aperçoit que
finalement, les populations ne sont pas parties seulement de l’ouest Cameroun
comme on l’a pensé à l’époque. Quand ces Afrodescendants viennent, ils ne sont
pas remplis de haine, ils ont plutôt envie de trouver un espace qu’ils pourront
appeler la maison. Pourquoi ne pas leur ouvrir cet espace-là, pourquoi ne pas
créer un mémorial ou un endroit où ils peuvent se recueillir tranquillement ?
Il y a quelque chose à réparer.
D’où
vous vient cette sensibilité pour l’identité des Afrodescendants ?
J’ai toujours eu ces questions
diasporiques très à cœur. Quand j’étais petite fille et qu’on a abordé
l’histoire du Cameroun à l’école, on a commencé par la traite négrière. C’était
vraiment très bref et dans notre livre d’histoire, on voyait un soi-disant chef
de la Côte et il y a avait une colonne de captifs dans le fond de l’image. Ça
m’a traumatisé. Et moi je veux savoir qui était ce chef, comment s’appelait-il,
c’étaient qui ces gens dans le fond de l’image, où est-ce qu’on les a amenés.
Petite fille, je posais déjà ces questions mais sur la Côte d’où je viens, on
n’aime pas parler de ces choses-là. C’est quelque chose qui est dans mon
imaginaire depuis toujours. J’ai même transmis ce traumatisme là au personnage
Musango dans « Contours du jour qui vient ». Les auteurs travaillent à partir
de leurs obsessions, j’ai ce truc-là en moi.
Quel
est le but de votre association, Mahogany, qui rassemble Subsahariens et
Caribéens ?
Mahogany, c’est un arbre de la
famille acajou qu’on trouve dans les Amériques et en Afrique. C’est une manière
de parler des peuples noirs sans utiliser une terminologie racialisée.
L’objectif de l’association Mahogany est de proposer notre propre parole sur ces
expériences subsahariennes et afrodescendantes à tout public, leur permettre de
se croiser, de dialoguer. On a besoin de ce dialogue et l’espace neutre de la
France peut peut-être le favoriser pour qu’il puisse se prolonger ailleurs. On
agit à travers des conférences, des ateliers et des rencontres autour
d’auteurs, pour permettre à nos chercheurs afro de s’exprimer. L’association
porte aussi un prix littéraire qu’on a décidé d’élargir aux auteurs Blancs qui
écrivent des fictions qui se passent en Afrique.
Vous
considérez-vous comme un médiateur entre l’Afrique et les Afrodescendants ?
Comme je pense que cette relation
est nécessaire, j’essaie de la créer à mon niveau.
Est-ce
que finalement, l’écriture ne suffit pas à un écrivain pour défendre ses idées
?
A un écrivain, certainement que
ça suffit. Mais moi, je suis quelqu’un qui s’engage. Et quelque livres, j’ai eu
la chance de beaucoup voyager, j’ai beaucoup reçu. C’est aussi une manière de
partager avec les autres. Peut-être que l’audience que j’ai peut permettre à
d’autres de s’exprimer. Au début, certains m’ont demandé : pourquoi tu mets en
lumière la concurrence ? Je mets en lumière les miens, je suis heureuse de les
recevoir pour parler de leurs univers. Quand j’organise une rencontre avec un
auteur, je vais lui poser des questions différentes, il va pouvoir se livrer
d’une manière que le public qui vient n’irait pas forcément les entendre
ailleurs. C’est profitable à tous.
Qu’est-ce
que l’écriture pour vous ?
Intimement, c’est ma manière de
rencontrer l’autre le plus sainement possible. Je suis quelqu’un d’assez
sauvage et ça m’oblige à rencontrer les gens. C’est ce qui me permet de ne pas
être folle, de ne pas être un serial killer, c’est ce qui m’équilibre. Ce qui
m‘inspire c’est la vie de tous les jours et toutes ces questions liés à l’histoire
de la dispersion des peuples subsahariens qui m’habitent. Peut-être que c’est
une espèce de folie, mais j’ai besoin de travailler cette matière-là, je
cherche mes réponses, quelque chose qui me permette de la nommer. Je ne peux
pas aller au Brésil où je vois des gens qui sont vraiment comme à la maison et
que, de la maison, on n’entende pas une voix parler d’eux. C’est quelque chose
qui m’est insupportable. C’est comme si on méconnaissait un morceau de soi-même.
Au Brésil, dans la région de Bahia, il y a des gens qui sont tellement
subsaharien et ça fait 400 ans qu’ils y sont, ça n’a pas pu s’effacer. Est-ce
qu’il n’y a pas quelque chose de profondément injurieux à les ignorer ? Ca dit
tout de la relation qu’on a à nous-mêmes.
Parmi
tous vos livres, lequel chérissez-vous particulièrement ?
C’est comme si on demandait à une
maman quel est son enfant préférez. Mais c’est « Tels des astres éteints ».
Je suis presque entré en dépression après certaines réactions de la presse. Je
l’ai porté en moi pendant longtemps, je voulais déjà l’écrire avant « L’intérieur
de la nuit », je savais que je l’écrirai. Pour moi, c’est mon grand livre
et j’aurais aimé avoir le Goncourt des lycéens pour celui-là.
Propos
recueillis par Stéphanie Dongmo à Paris, novembre 2012