Ephrem Youkpo est journaliste et
producteur radio et télé. Là où les
caïmans se couchent, son premier roman, est sorti en septembre 2012 chez
Eyo éditions. Dans ce conte, l’auteur peint le portrait sombre d’une Afrique en
prise aux conflits politiques et se pose en avocat défenseur de la femme. Il
parle s’indigne de la domination occidentale en Afrique et du rapport des
Africains avec Dieu.
Vous venez de publier Là où les caïmans se couchent. Comment
est né ce roman ?
Ce
livre naît du plaisir et de l’amour de la lecture et de l’écriture. Je viens
d’une famille où la littérature a longtemps été présente, j’ai fait les lettres
modernes. Tout cela mis ensemble donne Là
où les caïmans se couchent. J’ai pondu cette œuvre en 2008, en un mois et
demi. Je m’en suis éloigné et en 2011, je l’ai retravaillé et publié.
Pourquoi avoir choisi pour narrateur un
animal, un caïman qui plus est?
Je
m’identifie à ce qui ressemble à ma culture faite de symboles, de paraboles et
de la litote. La littérature africaine s’inspire de la culture orale qui prend
sa source dans le conte. Pour moi, le caïman est un symbole de l’humanité, du
pouvoir et de la fertilité. Insaisissable et bourré d’incompris, il a cette
duplicité de l’humain, à la fois bon et vorace. En même temps qu’on l’admire,
on le craint. Au moment où mon livre sortait, des caïmans de Yamoussoukro ont
dévoré leur dresseur. Il est devenu, non plus celui qui dompte mais celui qui est
dompté. Et dans la vie, votre ennemi est souvent tout près de vous.
Dans votre livre, le prédateur n’est
pas finalement pas le caïman mais quatre prétendants à un trône…
C’est
une bonne lecture mais je crois que vous avez sauté beaucoup d’étapes. Quand le
caïman rentre dans la peau de l’être humain, c’est pour comprendre pourquoi les
humains ne les respectent pas. Au cours d’un parcours initiatique, il découvre
leur force et leur fragilité. Et lorsque le sorcier de sa tribu lui raconte,
dans un royaume, comment quatre prétendants à la couronne se sont mangés les
uns les autres à cause du pouvoir, il appréhende la voracité de l'humain et surtout
son rapport au pouvoir.
Ces quatre prétendants au pouvoir
ressemblent forts aux personnages de la crise ivoirienne, notamment Henri Konan
Bédié, le général Robert Guéï, Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara. Vous qui
êtes installé en France depuis 1988, comment avez-vous vécu ce conflit?
C’est
vrai que cela ressemble à une certaine actualité. Mais ce rapprochement
n’engage que vous (rire!) La crise
ivoirienne m’a énormément fait souffrir. A un moment donné, la raison
n’existait plus, c’était le pouvoir pour le pouvoir. C’est peut-être une leçon
qu’on donne aux uns et aux autres de savoir tenir le pouvoir. J’aurais voulu
que cela n’arrive pas en Côte d’Ivoire. J’aurais voulu qu’on ne fasse pas
intervenir l'Occident, les Etats-Unis et singulièrement la France pour faire ce
qu’elle a fait en Côte d’Ivoire. Regardez la crise qui secoue l'UMP en ce
moment, qui oppose Copé et Fillon. En Côte d’Ivoire, on était dans le même
schéma, mais à un cran au dessus. On aurait pu régler ça avec plus d'humanité,
de civilité et de respect comme ils sont en train de le faire. On aurait pu
simplement procéder au recomptage des voix comme le demandait le camp du
président Gbagbo dans ce litige post électoral. Mais hélas! La raison du plus
armé ou du plus soutenu en a décidé autrement.
J'ai
perdu ma mère et mon cher neveu Manu dans cette histoire, à cause de l'embargo
sur les médicaments en février 2011. Il ne s’agit pas de régler des comptes ou de
faire pleurer dans les chaumières mais de rappeler que cette crise qui n'aurait
pas dû être a fait des victimes collatérales. Le conflit post-électoral en Côte
d'Ivoire, qui n'est pas une première dans la monde, a été réglé avec beaucoup
trop de violence, loin de la sagesse africaine, loin des fondamentaux de la
démocratie, en niant à l'un son être culturel, en voulant compter sur son
complexe et sur ses réflexes de subordination comme je l'ai écrit dans mon
roman. Le président Gbagbo à la Haye [Tribunal pénal international], c’est la
honte sur tout un continent. Aucun protagoniste dans ce conflit n'est aussi
blanc que neige et sûrement, que tous méritent la Haye pour avoir mis le pays
sens dessus-dessous.
Où en est-on avec la réconciliation en
côte d’Ivoire?
Je
voudrais y croire mais une réconciliation ne se fait pas de cette manière. Lorsque
Meiway [musicien ivoirien] dit que les vrais interlocuteurs de la
réconciliation sont en prison, ce n'est pas anodin. La réconciliation ne peut
s'imposer à coup de milliards, ni au forceps, ni par intimidation, ni en
illuminant les rues et avenues des villes pendant que le peuple suffoque en
silence. Elle se fera plutôt en tenant compte des réalités qui régissent nos
valeurs culturelles. En France, quand Hollande est au pouvoir, on ne dit pas
que les Corréziens sont au pouvoir. En Afrique, on est malheureusement encore
dans ce schéma, avec l’équilibre ethnique. Donc, quand vous avez Pascal Affi
Nguessan, Aka Ngbo et le président Laurent Gbagbo en prison, ce ne sont pas eux
qui sont humiliés et privés de liberté. Ce sont leurs villages qui sont atteints
dans leur orgueil, leurs groupes ethniques qui sont frustrés parce que ces
personnages font la fierté de leurs communautés et de leurs régions. A mon
humble avis, je pense que la réconciliation doit passer par la libération de
ceux qui sont en prison. Maintenant, il
faut que tout le monde rentre à la maison afin qu’on travaille main dans la
main, qu'il y ait une vraie justice et non pas la justice qui pourrait
s'apparenter à celle des vainqueurs.
Dans votre livre, vous peignez le
portrait sombre d’une Afrique en crise avec ses islamistes, sa perte de repère.
L’Afrique, ce n’est pas que ça pourtant ?
Je
voudrais qu’on arrête de se mentir. Je suis quelqu’un d’optimiste mais je
voudrais qu’on me dise à quel niveau l’Afrique va bien. Pour moi, l'Afrique ira
bien le jour où elle sera indépendante économiquement, qu'elle aura sa propre
monnaie et quand ses dirigeants arriveront à parler d’une même voix sans
attendre des leçons de l'Occident. J’ai parlé des choses qui existent, des
guerres, des enfants-soldats, des enfants de la rue. J’ai beaucoup de respect
pour nos chefs d’Etat mais quand on fait le tour, on se rend compte qu'ils sont
tous les mêmes et que les rares qui osent dire non sont simplement déportés ou
assassinés avec la complicité des voisins. Nous sommes nous-mêmes complices de
notre propre malheur. Arrêtons de nous plaindre ou de mentir au peuple avec un
semblant de développement et d'indépendance qui ne sont en vérité qu'un leurre.
Vous décrivez la liberté comme le fait
de faire corps avec son environnement, le droit d’être là où on veut être sans
que personne ne dise qu’on n’est pas à notre place. Avez-vous le sentiment
d’avoir acquis cette liberté-là en tant qu’Africain vivant en France ?
La
liberté, ce n’est pas chez les autres qu’on l’a, c’est chez soi. Ici encore, on
a le droit de dire ce qu’on a envie de dire, on peut critiquer Hollande. Il y
en a qui vont même jusqu’à se demander s’il y a un président en France. C'est
cela la liberté. Pourquoi devons-nous réclamer la liberté dans le pays des autres
et pourquoi pas chez nous ? On ne peut pas tout le temps vivre dans la peur. Je
suis Français, mais à chaque fois, on me rappelle aussi que je suis noir, on me
montre le chemin de mon village. Dans quel pays africain un éditorialiste
pourrait se demander : « Y a-t-il un président dans ce pays ? »
C'est le goulag direct si ce n'est la mort. C’est triste mais c'est la vérité.
Finalement, je crains que l'esclavage ne soit la liberté car, avec le sentiment
d'être libre, on est plus facile à dompter et à vaincre dans un environnement
où les Maîtres du monde dictent leur loi, où le fort est fait pour être un
prédateur et le faible une proie.
Pour vous, le salut réside dans la
capacité de s’affranchir du regard des autres qui vous nie en tant qu’être
culturel…
J’ai
parlé de l’humiliation et du rapport au pouvoir. Il y a des sectes, des
mouvements de pensée où l'on parle de l’ordre nouveau, d’un nouvel ordre
mondial. Ce sont des jeux de mots. C’est le pouvoir pour le pouvoir, la fin
justifie les moyens. Et pour avoir le dessus sur l’autre, il faut l’humilier. Déchirer
l’esprit humain en morceaux, le rassembler ensuite sous les formes de notre
choix. Pour s’affranchir, il faut déjà s’accepter soi-même. Et s'affranchir,
c'est avoir son indépendance financière et économique, exister par soi-même
sans rien attendre des autres. A côté de cela, la démocratie n’est rien. Nous sommes
encore dépendants du CFA qui signifie Colonie française d'Afrique. Il n’y a pas
de banque centrale africaine, si oui, quelle est son indépendance réelle ?
Quelle bourse financière ? Qui fixe les prix de nos matières premières ? Qui
dicte à l'Afrique les leçons de la prétendue démocratie ? Est-cela
l'indépendance ? Courir chez l'autre quand ça va mal, alors qu'en réalité, il
nous doit plus qu'on ne lui doit?
Vous abordez plusieurs thèmes sociaux
dont la prostitution. Vous qualifiez les prostitués de dames d’honneur qui font
presque mission de service public. Faut-il légaliser la prostitution ?
C’est
un vaste débat politique et social dans lequel je ne veux pas rentrer. La
prostitution a ses limites et son côté positif, les prostituées sont des dames
d’honneur. Le corps est sacré. Donner son corps est un acte difficile. Mais la
prostituée le fait par dépit, pour subvenir à ses besoins et parfois pour
nourrir un enfant. Ce ne sont pas des malades ni des nymphomanes mais des
femmes incomprises et mal acceptées par la société dont il faut respecter la
dignité. Elles ne méritent pas d'être jugées ni condamnées.
La situation de la femme reste au centre
de votre livre, de la Marie-couche-toi-là à la prostituée, en passant par la
femme musulmane opprimée et la mère de famille délaissée par son mari. Pourquoi
cette sensibilité aux questions féminines ?
Pour
moi, la femme est le monde, le vrai maître de la vie. Et j’ai l’impression que
dans nos pays africains, on met les femmes dans une espèce de boîte où elles
doivent se taire et laisser les hommes faire tout ce dont ils ont envie. Ils
vont faire la course aux putes et quand ils ont des problèmes, ils vont pleurer
chez leurs femmes. Il faut qu’on arrête un peu. Elles méritent respect et plus
d'attention, ce sont nos mères.
Dieu est un personnage fort de votre
roman. D’une part, on sent votre colère face à son silence, et d’autre part,
une sorte de révérence. Quels sont vos rapports avec Dieu ?
J’ai
un rapport spécial avec Dieu, je me considère comme son ami. L’Africain passe
sa vie à dire « Dieu est avec nous », il prie tous les jours.
Pourtant, l'Afrique est le boulet de l’humanité. C’est ce que j’appelle la
controverse nègre. Ceux qui nous ont imposé leur Dieu se foutent de lui et
clament même « ni Dieu ni Maître ». On est un peu abruti par la
religion. Nous n'avons pas les clés de la religion à laquelle on prétend tant
tenir. On va vers Dieu comme des moutons, au point d'oublier qui nous sommes et
d'où nous venons. Nous sommes d’abord Africains avec nos coutumes, nos mœurs.
L'animisme a tenu l’Afrique pendant des millénaires, pourquoi s’en séparer à un
moment pour adopter des religions qu’on ne comprend pas et dont on n’a ni les
codes, ni les clés ?
Vous promettez revenir avec votre
personnage le caïman raconter sa prochaine aventure dans le monde des humains
blancs. A quand cette suite ?
Je
suis en train de terminer la suite du parcours initiatique du caïman, j’ai
envie de l’amener un peu partout dans le monde. Mais d'abord, accompagnons
notre caïman dans son parcours, là où il se couche.
Propos recueillis par Stéphanie Dongmo
à Paris
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