vendredi 9 août 2019

Critique : Le génocide rwandais au théâtre


La pièce « Compassion. L’histoire de la mitraillette » du metteur en scène suisse Milo Rau a été représentée le 11 juin 2018 à Braunschweig, Allemagne, dans le cadre du Festival TheaterFormen. Dans un réalisme qui rappelle le documentaire, cette pièce donne libre cours à une histoire à la fois vécue et imaginée avec des comédiens qui rendent la scène vivante, malgré un déséquilibre prononcé dans la distribution des rôles.


 En entrant au théâtre pour assister à la dernière représentation de « Compassion. L’histoire de la mitraillette », j’étais loin de me douter de ce qui m’attendait. Tout juste avais-je parcouru les deux phrases de présentation en anglais dans le catalogue du festival, à défaut de pouvoir lire l’allemand. Grand bien m’en fit ! J’aime découvrir les pièces sur scène, sans influence.
J’ai commencé par regarder la scène avec étonnement. Un bric à brac d’objets jonche le sol, les uns plus vieux et inutiles que les autres : canapé noirci, branches d’arbres, sachets plastiques, poupées, chiffons, pneus, vêtements usagés.... En un instant, cette scénographie me transporte dans un lieu désolé où les ruines ont succédé au chaos.
Assise dans un coin, dans une demi-pénombre, une jeune femme noire prend la parole face à une caméra posée sur un trépied. Son visage apparaît en gros plan sur un écran, comme pour mieux la rapprocher du public. Je peux alors distinguer son visage fin, ses cheveux courts qui n’auraient pas refusé un coup de peigne, la fine boucle qu’elle porte au nez. Elle s’appelle Consolate Sipérius, mais je préfère le nom par lequel plus personne ne l’appelle, Ndaysaba. Son histoire qu’elle veut bien nous raconter est tragique. A 4 ans, elle a vu ses parents se faire tuer dans le génocide rwandais. A 6 ans, elle débarque en Belgique, adoptée par un couple de Blancs.
Un second personnage entre en scène. Une femme, blanche, blonde, mince. Assise sur une chaise haute ou debout marchant sur les ruines, elle veut aussi bien nous raconter son histoire dans un monologue qui occupe 70% de la pièce. Habillée d’un bleu qui rappelle le drapeau de l’Union européenne, elle s’adresse à l’Occident. Elle ne s’émeut pas devant la photo du corps sans vie sur une plage d’un enfant syrien qui a bouleversé l’Europe en 2015. Non, elle en a vu de pires. En 1994, alors qu’elle n’a pas 20 ans, cette Suisse s’engage dans une Ong qui l’envoie dans la région des Grands lacs. Le conflit éclate. Sa position de femme blanche l’épargne de la mort mais pas de l’horreur. Bilan du génocide, des millions de morts. Une histoire connue. Qui, au-delà de cette tautologie, a le mérite de rappeler que tous les hommes ne se valent pas. Elle s’en sort avec aucune égratignures alors qu’autour d’elle s’entassent des milliers de morts.
L’histoire se raconte en deux dimensions. Au premier degré, Consolate Sipérius témoigne de sa propre histoire en introduction et en conclusion. Au second degré, Ursina Larsi interprète un rôle qu’elle porte avec tellement de réalisme qu’on en est bluffé, malgré la longueur du texte. Les deux monologues se rejoignent entre le Burundi, le Rwanda, le Zaïre devenu RD Congo et l’Europe. Le théâtre est réel. Sur cette scène, il est vivant, au point de choquer.
La pièce « Compassion » est une charge violente contre la fausse compassion occidentale qui s’indigne pour un mort et se tait pour des millions d’autres. Une indignation éphémère qui s’évanouit dans le fil d’actualité et sert à rassurer la bonne conscience occidentale face au colonialisme et au néocolonialisme. C’est cette compassion corrompue par les médias qui a poussé les parents belges de Consolate à l’adopter. Une compassion, somme toute faite de bons sentiments, mais qui se laisse corrompre et  influencer par les médias. Le doigt accusateur est volontairement pointé sur l’Europe. Ces millions de morts ont une raison : les richesses, le confort, la culture qu’ils rendent possible.
Le début d’un processus
Milo Rau travaille sur des projets plutôt que sur des spectacles. Un an après avoir créé la pièce « Compassion », il a tourné le documentaire « Le tribunal sur le Congo » sorti en 2017. Il part du génocide rwandais pour montrer les causes et antécédents d’une des guerres économiques les plus sanglantes de notre histoire. Il institue pour le film un tribunal du peuple et réunit les victimes, les bourreaux, les témoins et les experts et fait juger trois cas. Là où la politique a échoué, Milo Rau apporte le théâtre pour faire réparation.
Cet acte de réparation passe par la reconnaissance de la souffrance d’autrui et le devoir de vérité. Alors, les millions de victimes des richesses des sous-sols de l’Afrique centrale pourront peut-être trouver la paix, dans cette vie ou dans l’autre. Dans ce devoir de vérité, il met en lumière le rôle trouble des Organisations non gouvernementales (ONG), l’un des effets pervers de l’aide internationale.
L’histoire africaine est là, une fois encore, racontée grandement par les autres. Le témoignage de Consolate apporte une caution morale à la pièce. Mais il laisse au spectateur le sentiment qu’il est en dehors de la pièce, comme s’il n’avait pas été prévu au départ. « Confession »  aura au moins permis à Consolate de commencer à se regarder comme une femme noire, elle qui avoue avoir vécu dans le déni jusqu’à un passé récent. Elle envisage un workshop qui va durer deux ans à partir d’octobre prochain. En privé, cet atelier devrait l’aider à se réconcilier avec son histoire, de retourner au Burundi et de faire son deuil, loin des canapés de psy. En public, il va produire une œuvre sur la souffrance, la résilience et l’identité. Une guérison nécessaire pour que Consolate retrouve Ndaysaba, afin de cesser d’être cette feuille dans le vent qui essaie de s’accrocher à une branche dont la sève ne peut la nourrir.
Stéphanie Dongmo

Fiche technique
Conception, texte et mise en scène, Milo Rau
Avec Ursina Lardi et Consolate Sipérius

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