mardi 27 novembre 2012

Léonora Miano : «Je refuse qu’on me dicte le contenu de mes livres»

L’auteure du recueil de conférences « Habiter la frontière » explique qu’il s’agit de mettre en relation toutes les identités qui composent un individu. Elle parle aussi de la relation entre l’écrivain noir et son éditeur blanc et pose un regard sévère sur le Cameroun.


C’est quoi, habiter la frontière ?
Pour moi, c’est une manière poétique de me définir puisque je considère que mon identité est faite d’un assemblage des choses et que finalement, je suis en relation avec des mondes différents. Je n’envisage pas le terme de frontière comme les Occidentaux pour qui c’est là où la porte se ferme, un lieu de rupture, l’endroit qui protège de l’autre. Pour moi, la frontière est un lieu de médiation, là où on rencontre l’autre. Le meilleur moyen de l’habiter c’est d’accepter qu’ils soient constamment en relation, cette part européenne et cette part africaine. Quand on vient d’un pays comme le Cameroun qui a été traversé par plusieurs nationalités européennes différentes, qui a deux langues officielles, où le côté disparate de ses populations et de leur culture est très visible, où il y a tellement de langues locales dont aucune n’est dominante qu’on est obligé de parler les langues étrangères pour se faire comprendre, la logique de mélange pour créer l’identité est plus évidente. Ca fabrique des identités particulières du fait qu’on est obligé d’être dans une démarche qu’Edouard Glissant aurait appelé de « créolisation ». Je crois que ma sensibilité frontalière vient de là.

Vous dites que l’Africain est un hybride culturel. Mais la question ne se pose pas de la même manière selon que l’on vive en Afrique ou à l’étranger ?
Certainement. Je pense d’ailleurs que quand on vit en Afrique, on n’a pas forcément conscience de cette hybridité. Or, la rencontre entre l’Europe et l’Afrique a modifié énormément de choses dans nos espaces. Peut-être que je m’en aperçois un peu plus parce que je cherche à reconstituer, de manière même empirique, notre passé. Pour la zone Afrique centrale, si on essaie d’imaginer la vie dans les temps précoloniaux, il est difficile de savoir précisément ce qu’on mangeait. Le manioc ? Ce sont les Portugais qui l’ont amené, le piment vient d’Asie, mais on se les a totalement approprié. Quand Kelman a écrit son ouvrage « Je suis noir et je n’aime pas le manioc », tout le monde lui est tombé dessus. Mais si on réfléchit bien, les Noirs ne devraient pas aimer le manioc. L’histoire des populations subsahariennes, à partir de l’époque de la traite négrière, est une histoire d’adaptation et de survie. Et quand elle se termine, la colonisation commence avec beaucoup de brutalité. La peur, le fait de devoir se protéger, ça change votre vision du monde, votre rapport à votre propre espace. On n’a pas réfléchit à ce que tout ça fait de nous aujourd’hui. Je pense que notre génération peut commencer à faire ce travail. Je n’en veux pas aux auteurs qui nous ont précédés de n’avoir pas pu le faire, ils se débattaient avec la colonisation et la priorité, c’était de se sortir de cette domination.

Vous préférez le terme subsahariens à africain. L’Afrique ne se limite pourtant pas au Sud du Sahara ?
Non mais moi, je veux parler de l’Afrique subsaharienne. C’est ma petite révolte, ça fait partie de toutes les désignations qu’on nous a jeté dessus sans nous demander notre avis. J’aimerais bien savoir si nos ancêtres avaient une connaissance globale de leur espace et comment ils l’appelaient. Quand on dit l’Afrique ici en Europe, c’est l’Afrique subsaharienne et le Maghreb, c’est le Maghreb, y compris pour un grand nombre de Maghrébins. Donc, j’estime qu’on devrait avoir un nom spécifique. Pour moi, le nom c’est quelque chose d’important, peut-être que ça va rester un délire d’écrivain ou que je ne verrai pas ça de mon vivant. Mais je crois que même si on ne se rebaptise pas, il est très important de donner au nom qu’on porte une signification qu’on a soi-même choisi ou en tout cas, qui a du sens pour nous. Je ne suis pas sûre que depuis qu’on nous a appelé Noirs, ça veut dire quelque chose pour nous. Mais ça veut dire quelque chose pour les gens qui nous ont appelés à partir des mots ne venant pas de nos langues.

Vous écrivez que l’urgence en Afrique n’est pas la politique ou l’économie, mais plutôt de développer une conscience forte de soi. Mais comment se définir lorsqu’on a subit la traite négrière, l’esclavage, la colonisation et le néocolonialisme ?
Je crois que même si les temps sont durs, on peut quand même commencer à examiner notre histoire et nous demander ce qu’on a envie d’apporter au monde. Il faut déjà se pardonner d’avoir été défait. Même s’il y a eu défaite, on a su survivre alors que d’autres peuples ont disparu. Aux Etats-Unis aujourd’hui, on se rend compte que même quand on parle des minorités, on ne parle même pas des Amérindiens. Ils sont dans leurs réserves et on ne rêve même pas du jour où il y aura un président amérindien. L’Afrique n’en est pas là. Elle a été très blessée, elle a elle-même enfanté certains de ses bourreaux, mais elle a fait la preuve de sa solidité. Il faut prendre conscience de ce qui nous reste de beau, de ce qu’elle peut accomplir. Je ne tais pas certaines horreurs qui ont pu se jouer dans nos espaces mais l’horreur est humaine. Nous ne sommes pas les plus sanguinaires, ni les plus ignorants. C’est très important de se regarder avec un peu d’amour. J’ai l’impression que certains Africains s’imaginent que l’Afrique est née avec la colonisation. On n’a pas de mémoire, il faut essayer de résoudre ce problème-là. C’est à nous aussi de décider de ce qu’on va apprendre aux gamins à l’école. Il ne revient pas aux gens qui essaient de survivre au quotidien de le faire, mais aux politiques.

Depuis votre premier roman, vous avez engagé un choc frontal avec les Africains, pour les obliger à se prendre en main. Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu ?
Entendu par les politiques ? Mais non, ils s’en foutent. J’espère que cette génération va passer, qu’ils nous redonnent notre Afrique. On a eu des gouvernants qui se comportent avec les populations comme si elles étaient leurs ennemis. On a peut-être la palme d’or des gens qui piétinent leur peuple à ce point, qui le méprise si profondément…

Parlant d’hommes politiques, Paul Biya célèbre aujourd’hui (6 novembre 2012) ses 30 ans au pouvoir. Quel sentiment vous inspire cet anniversaire ?
C’est une aberration ! J’ai grandi dans un pays dont on était fier, on aimait être Camerounais et j’ai l’impression qu’on m’a arraché mon pays. Quand je vais au Cameroun et que je mène des ateliers d’écriture avec des gamins de 17 ans qui ne savent pas que la traite négrière a existé, ça me déchire le cœur. Les gamins ont la soif d’apprendre mais tout s’est tellement dégradé. J’ai juste l’impression que c’est un autre pays qui a usurpé le mien.

Parlant de cet atelier que vous avez animé en 2011 à Douala, est-ce qu’il y a de l’espoir ?
Déjà, il faudrait que je puisse animer d’autres ateliers au Cameroun et c’est mon souhait. Je pense qu’on peut faire beaucoup de choses avec nos jeunes qui sont disposés à apprendre. Ce n’est pas de la jeunesse que je désespère, je désespère en voyant la qualité des éducateurs et l’ambiance générale au Cameroun où tout semble devenu tellement brutal. Moi, j’ai été très bien formée au Cameroun par des professeurs Camerounais, notamment au Collège Liberman, au lycée de New-Bell et au lycée Joss. Quand je suis arrivé en France, j’étais aussi bonne, sinon plus que mes camarades. Je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui, ce soit toujours la même chose.

Vous dites qu’au Cameroun, vos compatriotes vous perçoivent comme une étrangère. Pourtant, « L’intérieur de la nuit » est inscrit au programme scolaire. N’est-ce pas une reconnaissance de votre travail ?
Je me suis toujours senti un différente parce que je venais d’un milieu familial marginal. Mais je suis ravie que « L’intérieur de la nuit » soit au programme au Cameroun. Le livre avait déjà été abondamment salué à l’étranger, ce n’est pas non plus comme si c’est le Cameroun qui a fabriqué ce succès. C’est très relatif d’être au programme, les parents n’achètent pas les livres et il y a beaucoup de piraterie.

Votre livre évoque aussi les rapports entre l’écrivain subsaharien et son éditeur Blanc, quels sont-ils ?
C’est une relation personnelle. Les éditeurs qui travaillent avec moi peuvent ne pas être d’accord avec ce que j’ai envie de faire mais à la fin, c’est l’auteur qui tranche. Ils peuvent refuser des textes, c’est dans les contrats. C’est très clair et très transparent comme relation. Je suis un peu rebelle, j’ai besoin de faire ce que j’ai dans la tête. Il faut que ce soit comme ça, sinon, je ne peux pas défendre mes livres.

A quand la suite annoncée depuis 2010 de « Blues pour Elise »?
La suite de « Blues pour Elise » est prête, mais je n’aime pas tellement en parler parce que c’est des moments douloureux dans mon parcours d’auteur. Quand j’ai commencé à proposer en France des livres qui mettaient en scène des Noirs vivant en Europe, ça n’a pas été très bien reçu. En 2008 paraît « Tels des astres éteints » qui, pour moi, est un texte important dans ma production mais qui a été mal reçu par une partie de la critique. Pas en raison de sa qualité mais en raison de son propos. En France, les gens se sentent agressés par ces questions. Les auteurs noirs francophones doivent écrire des histoires qui se passent en Afrique ou dans les Caraïbes. Et si ça se passe en France, il faut que ce soit dans les milieux où les gens vivent dans des cagibis et n’ont pas de papiers. Je ne dis pas que ça n’existe pas mais ce n’est pas toute notre réalité dans ce pays. 

Quand après « Tels des astres éteints » j’ai proposé « Blues pour Elise » à mon éditeur [Plon], il a dit non, en me disant que cela va nuire à mon statut d’auteure internationale. S’en est suivi des désaccords et finalement, le livre est sorti. Mais ce sont les blogs qui ont assuré sa promotion. Quand il a été question de publier la suite qui avait été annoncée, là on s’est tellement fâché que j’ai eu l’impression que cette suite avait été entaché de cette mauvaise énergie. J’ai eu besoin de m’échapper un peu de tout ça, c’est beaucoup de violence. On est quand même très seuls dans ces moments-là, les gens n’imaginent pas qu’il faut encore batailler pour imposer des sujets comme ça. Je refuse qu’on me dicte le contenu de mes livres et qu’on m’impose d’être l’écrivain de la France noire ou de n’écrire que sur l’Afrique.

La France noire occupe une place importante dans votre livre. C’est quoi être un Noir en France aujourd’hui ?
Ça dépend pour qui. Pour les gens qui ont grandi ici, ce n’est pas la même chose que pour nous qui avons grandi ailleurs parce que l’Afrique, en dépit de toutes ses meurtrissures, donne une force que ceux qui ont grandi ici n’ont pas toujours eu, parce qu’elle nous permet de consolider notre individualité de manière plus affirmée. Quand on grandit dans une situation de minorité et qu’on ne voit jamais le reflet de soi-même nulle part, je crois que ça fragilise beaucoup. Ce n’est donc pas un hasard que, par exemple, dans le domaine de la littérature, on voit que les voix noires qui émergent soient des gens qui ont grandi en Afrique ou aux Antilles, mais pas sur le sol hexagonal. Ensuite, quand on a évacué cette question de comment on se construit, être Noir en France ça reste, pour la plupart, d’être marginalisé, de ne pas avoir voix au chapitre, de ne pouvoir s’exprimer que si les autres vous le permettent… Il n’y a pas de communauté noire en France, les Noirs n’ont pas pris l’habitude de se fédérer pour faire des choses concrètes ensemble. C’est un pays qui a obligé les gens à s’individualiser mais dans un sens négatif. En général, celui qui aura réussi à acquérir des choses aura très à cœur de les garder pour lui. Moi, je n’ai jamais réussi, même en remettant un manuscrit en main propre, à faire publier un auteur. Pour l’éditeur, vous êtes le Noir qu’il a choisi, il ne veut pas publier toute votre bande. Mais ce n’est pas aux Noirs mais aux autres de changer de regard, c’est à l’Occident de la faire.

Vous venez justement de recevoir le Prix Seligmann contre le racisme pour votre livre « Ecrits pour la parole ». Quel sentiment vous inspire cette distinction?
Ça m’a surtout touchée pour ce texte-là parce que quand il a été monté au théâtre récemment, il a été taxé de raciste. Ce prix vient un peu nous mettre du baume au cœur. « Ecrits pour la parole » est une parole qui est très libre et souvent inhabituelle. Evidemment, ce n’est pas pour bêtement agresser les gens, c’est pour entamer une conversation que je pays n’a pas forcément envie d’avoir mais qui me semble nécessaire. Je suis toujours pleine de gratitude de recevoir des prix, même si je ne crois pas encore avoir réussi à modifier le cours des choses.  Je souhaite que d’autres personnes sachent que c’est possible.

Dans vos textes, vous évoquez les tensions entre Français subsahariens et Français Caribéens. Comment se manifeste cette tension ?
Il suffit d’aller aux Antilles en étant africain pour s’en apercevoir. Ici, en France hexagonal, les rapports sont cordiaux quand ils sont individuels. Mais quand il s’agit de fédérer les groupes pour faire des choses, c’est plus difficile parce qu’il y a de vieux contentieux, il y a l’histoire… C’est une tension qui existe entre les Africains et les afro descendants liée au fait que les descendants qui n’ont pas choisis d’être dans les pays occidentaux ont du mal à voir des Subsahariens débarquer et, en quelque sorte, leur faire concurrence dans des espaces où ils ont souffert. Je crois que ce qui aiguise encore cette tension c’est le fait que l’Afrique subsaharienne n’a pas une parole claire sur ce sujet. Quand des Afrodescendants vont dans nos pays, souvent ils se rendent compte que cette histoire n’est pas enseignée et que les Subsahariens ne comprennent même pas ce qu’ils viennent chercher là, ça les heurte profondément. Pourtant, quand ces Afrodescendants viennent, ils ne sont pas remplis de haine, ils ont plutôt envie de trouver un espace qu’ils pourront appeler la maison. Pourquoi ne pas leur ouvrir cet espace-là, pourquoi ne pas créer un mémorial ou un endroit où ils peuvent se recueillir tranquillement ? Il y a quelque chose à réparer.

D’où vous vient cette sensibilité pour l’identité des Afrodescendants ?
J’ai toujours eu ces questions diasporiques très à cœur. Quand j’étais petite fille et qu’on a abordé l’histoire du Cameroun à l’école, on a commencé par la traite négrière. C’était vraiment très bref et dans notre livre d’histoire, on voyait un soi-disant chef de la Côte et il y a avait une colonne de captifs dans le fond de l’image. Ça m’a traumatisé. Et moi je veux savoir qui était ce chef, comment s’appelait-il, c’étaient qui ces gens dans le fond de l’image, où est-ce qu’on les a amenés. Petite fille, je posais déjà ces questions mais sur la Côte d’où je viens, on n’aime pas parler de ces choses-là. C’est quelque chose qui est dans mon imaginaire depuis toujours. J’ai même transmis ce traumatisme là au personnage Musango dans « Contours du jour qui vient ». Les auteurs travaillent à partir de leurs obsessions. Peut-être que c’est une espèce de folie, mais j’ai besoin de travailler cette matière-là, je cherche mes réponses, quelque chose qui me permette de la nommer. Je ne peux pas aller au Brésil où je vois des gens qui sont vraiment comme à la maison et que, de la maison, on n’entende pas une voix parler d’eux. C’est quelque chose qui m’est insupportable. C’est comme si on méconnaissait un morceau de soi-même. Au Brésil, dans la région de Bahia, il y a des gens qui sont tellement subsahariens, ça fait 400 ans et ça n’a pas pu s’effacer. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de profondément injurieux à les ignorer ? Ca dit tout de la relation qu’on a à nous-mêmes.

Quel est le but de votre association, Mahogany, qui rassemble Subsahariens et Caribéens ?
Mahogany, c’est un arbre de la famille acajou qu’on trouve dans les Amériques et en Afrique. C’est une manière de parler des peuples noirs sans utiliser une terminologie racialisée. L’objectif de l’association Mahogany est de proposer notre propre parole sur ces expériences subsahariennes et afrodescendantes à tout public, leur permettre de se croiser. On a besoin de ce dialogue et l’espace neutre de la France peut peut-être le favoriser pour qu’il puisse se prolonger ailleurs. On agit à travers des conférences, des ateliers et des rencontres autour d’auteurs, pour permettre à nos chercheurs afro de s’exprimer. L’association porte aussi un prix littéraire qu’on a décidé d’élargir aux auteurs Blancs qui écrivent des fictions qui se passent en Afrique.

Est-ce que finalement, l’écriture ne suffit pas à un écrivain pour défendre ses idées ?
A un écrivain, certainement que ça suffit. Mais moi, je suis quelqu’un qui s’engage. Et quelque livres, j’ai eu la chance de beaucoup voyager, j’ai beaucoup reçu. C’est aussi une manière de partager avec les autres. Peut-être que l’audience que j’ai peut permettre à d’autres de s’exprimer. Au début, certains m’ont demandé : pourquoi tu mets en lumière la concurrence ? Je mets en lumière les miens, je suis heureuse de les recevoir pour parler de leurs univers. Quand j’organise une rencontre avec un auteur, je vais lui poser des questions différentes, il va pouvoir se livrer d’une manière que le public qui vient n’irait pas forcément les entendre ailleurs. C’est profitable à tous.

Parmi tous vos livres, lequel chérissez-vous particulièrement ?
C’est comme si on demandait à une maman quel est son enfant préférez. Mais c’est « Tels des astres éteints ». Je suis presque entré en dépression après certaines réactions de la presse. Je l’ai porté en moi pendant longtemps, je voulais déjà l’écrire avant « L’intérieur de la nuit », je savais que je l’écrirai. Pour moi, c’est mon grand livre et j’aurais aimé avoir le Goncourt des lycéens pour celui-là.
Propos recueillis à Paris par Stéphanie Dongmo 

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