C’est quoi, habiter la frontière ?
Pour moi, c’est une manière poétique de me
définir puisque je considère que mon identité est faite d’un assemblage des
choses et que finalement, je suis en relation avec des mondes différents. Je
n’envisage pas le terme de frontière comme les Occidentaux pour qui c’est là où
la porte se ferme, un lieu de rupture, l’endroit qui protège de l’autre. Pour
moi, la frontière est un lieu de médiation, là où on rencontre l’autre. Le
meilleur moyen de l’habiter c’est d’accepter qu’ils soient constamment en
relation, cette part européenne et cette part africaine. Quand on vient d’un
pays comme le Cameroun qui a été traversé par plusieurs nationalités
européennes différentes, qui a deux langues officielles, où le côté disparate
de ses populations et de leur culture est très visible, où il y a tellement de
langues locales dont aucune n’est dominante qu’on est obligé de parler les
langues étrangères pour se faire comprendre, la logique de mélange pour créer
l’identité est plus évidente. Ca fabrique des identités particulières du fait
qu’on est obligé d’être dans une démarche qu’Edouard Glissant aurait appelé de
« créolisation ». Je crois que ma sensibilité frontalière vient de là.
Vous
dites que l’Africain est un hybride culturel. Mais la question ne se pose pas
de la même manière selon que l’on vive en Afrique ou à l’étranger ?
Certainement. Je pense d’ailleurs que quand on
vit en Afrique, on n’a pas forcément conscience de cette hybridité. Or, la
rencontre entre l’Europe et l’Afrique a modifié énormément de choses dans nos
espaces. Peut-être que je m’en aperçois un peu plus parce que je cherche à
reconstituer, de manière même empirique, notre passé. Pour la zone Afrique
centrale, si on essaie d’imaginer la vie dans les temps précoloniaux, il est
difficile de savoir précisément ce qu’on mangeait. Le manioc ? Ce sont les
Portugais qui l’ont amené, le piment vient d’Asie, mais on se les a totalement
approprié. Quand Kelman a écrit son ouvrage «
Je suis noir et je n’aime pas le manioc », tout le monde lui est tombé
dessus. Mais si on réfléchit bien, les Noirs ne devraient pas aimer le manioc. L’histoire
des populations subsahariennes, à partir de l’époque de la traite négrière, est
une histoire d’adaptation et de survie. Et quand elle se termine, la
colonisation commence avec beaucoup de brutalité. La peur, le fait de devoir se
protéger, ça change votre vision du monde, votre rapport à votre propre espace.
On n’a pas réfléchit à ce que tout ça fait de nous aujourd’hui. Je pense que
notre génération peut commencer à faire ce travail. Je n’en veux pas aux
auteurs qui nous ont précédés de n’avoir pas pu le faire, ils se débattaient
avec la colonisation et la priorité, c’était de se sortir de cette domination.
Vous
préférez le terme subsahariens à africain. L’Afrique ne se limite pourtant pas
au Sud du Sahara ?
Non mais moi, je veux parler de l’Afrique
subsaharienne. C’est ma petite révolte, ça fait partie de toutes les
désignations qu’on nous a jeté dessus sans nous demander notre avis. J’aimerais
bien savoir si nos ancêtres avaient une connaissance globale de leur espace et
comment ils l’appelaient. Quand on dit l’Afrique ici en Europe, c’est l’Afrique
subsaharienne et le Maghreb, c’est le Maghreb, y compris pour un grand nombre
de Maghrébins. Donc, j’estime qu’on devrait avoir un nom spécifique. Pour moi,
le nom c’est quelque chose d’important, peut-être que ça va rester un délire
d’écrivain ou que je ne verrai pas ça de mon vivant. Mais je crois que même si
on ne se rebaptise pas, il est très important de donner au nom qu’on porte une
signification qu’on a soi-même choisi ou en tout cas, qui a du sens pour nous.
Je ne suis pas sûre que depuis qu’on nous a appelé Noirs, ça veut dire quelque
chose pour nous. Mais ça veut dire quelque chose pour les gens qui nous ont
appelés à partir des mots ne venant pas de nos langues.
Vous
écrivez que l’urgence en Afrique n’est pas la politique ou l’économie, mais
plutôt de développer une conscience forte de soi. Mais comment se définir
lorsqu’on a subit la traite négrière, l’esclavage, la colonisation et le
néocolonialisme ?
Je crois que même si les temps sont durs, on
peut quand même commencer à examiner notre histoire et nous demander ce qu’on a
envie d’apporter au monde. Il faut déjà se pardonner d’avoir été défait. Même
s’il y a eu défaite, on a su survivre alors que d’autres peuples ont disparu.
Aux Etats-Unis aujourd’hui, on se rend compte que même quand on parle des
minorités, on ne parle même pas des Amérindiens. Ils sont dans leurs réserves
et on ne rêve même pas du jour où il y aura un président amérindien. L’Afrique
n’en est pas là. Elle a été très blessée, elle a elle-même enfanté certains de
ses bourreaux, mais elle a fait la preuve de sa solidité. Il faut prendre
conscience de ce qui nous reste de beau, de ce qu’elle peut accomplir. Je ne
tais pas certaines horreurs qui ont pu se jouer dans nos espaces mais l’horreur
est humaine. Nous ne sommes pas les plus sanguinaires, ni les plus ignorants.
C’est très important de se regarder avec un peu d’amour. J’ai l’impression que
certains Africains s’imaginent que l’Afrique est née avec la colonisation. On
n’a pas de mémoire, il faut essayer de résoudre ce problème-là. C’est à nous
aussi de décider de ce qu’on va apprendre aux gamins à l’école. Il ne revient
pas aux gens qui essaient de survivre au quotidien de le faire, mais aux politiques.
Depuis
votre premier roman, vous avez engagé un choc frontal avec les Africains, pour
les obliger à se prendre en main. Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu ?
Entendu par les politiques ? Mais non, ils s’en
foutent. J’espère que cette génération va passer, qu’ils nous redonnent notre
Afrique. On a eu des gouvernants qui se comportent avec les populations comme
si elles étaient leurs ennemis. On a peut-être la palme d’or des gens qui
piétinent leur peuple à ce point, qui le méprise si profondément…
Parlant
d’hommes politiques, Paul Biya célèbre aujourd’hui (6 novembre 2012) ses 30 ans
au pouvoir. Quel sentiment vous inspire cet anniversaire ?
C’est une aberration ! J’ai grandi dans un
pays dont on était fier, on aimait être Camerounais et j’ai l’impression qu’on
m’a arraché mon pays. Quand je vais au Cameroun et que je mène des ateliers
d’écriture avec des gamins de 17 ans qui ne savent pas que la traite négrière a
existé, ça me déchire le cœur. Les gamins ont la soif d’apprendre mais tout s’est
tellement dégradé. J’ai juste l’impression que c’est un autre pays qui a usurpé
le mien.
Parlant
de cet atelier que vous avez animé en 2011 à Douala, est-ce qu’il y a de
l’espoir ?
Déjà, il faudrait que je puisse animer d’autres
ateliers au Cameroun et c’est mon souhait. Je pense qu’on peut faire beaucoup
de choses avec nos jeunes qui sont disposés à apprendre. Ce n’est pas de la
jeunesse que je désespère, je désespère en voyant la qualité des éducateurs et
l’ambiance générale au Cameroun où tout semble devenu tellement brutal. Moi,
j’ai été très bien formée au Cameroun par des professeurs Camerounais,
notamment au Collège Liberman, au lycée de New-Bell et au lycée Joss. Quand je
suis arrivé en France, j’étais aussi bonne, sinon plus que mes camarades. Je ne
suis pas sûre qu’aujourd’hui, ce soit toujours la même chose.
Vous
dites qu’au Cameroun, vos compatriotes vous perçoivent comme une étrangère.
Pourtant, « L’intérieur de la nuit » est inscrit au programme scolaire.
N’est-ce pas une reconnaissance de votre travail ?
Je me suis toujours senti un différente parce
que je venais d’un milieu familial marginal. Mais je suis ravie que « L’intérieur
de la nuit » soit au programme au Cameroun. Le livre avait déjà été
abondamment salué à l’étranger, ce n’est pas non plus comme si c’est le
Cameroun qui a fabriqué ce succès. C’est très relatif d’être au programme, les
parents n’achètent pas les livres et il y a beaucoup de piraterie.
Votre
livre évoque aussi les rapports entre l’écrivain subsaharien et son éditeur
Blanc, quels sont-ils ?
C’est une relation personnelle. Les éditeurs
qui travaillent avec moi peuvent ne pas être d’accord avec ce que j’ai envie de
faire mais à la fin, c’est l’auteur qui tranche. Ils peuvent refuser des
textes, c’est dans les contrats. C’est très clair et très transparent comme
relation. Je suis un peu rebelle, j’ai besoin de faire ce que j’ai dans la
tête. Il faut que ce soit comme ça, sinon, je ne peux pas défendre mes livres.
A quand
la suite annoncée depuis 2010 de « Blues pour Elise »?
La suite de « Blues pour Elise » est
prête, mais je n’aime pas tellement en parler parce que c’est des moments
douloureux dans mon parcours d’auteur. Quand j’ai commencé à proposer en France
des livres qui mettaient en scène des Noirs vivant en Europe, ça n’a pas été
très bien reçu. En 2008 paraît « Tels des astres éteints » qui, pour
moi, est un texte important dans ma production mais qui a été mal reçu par une
partie de la critique. Pas en raison de sa qualité mais en raison de son
propos. En France, les gens se sentent agressés par ces questions. Les auteurs
noirs francophones doivent écrire des histoires qui se passent en Afrique ou
dans les Caraïbes. Et si ça se passe en France, il faut que ce soit dans les
milieux où les gens vivent dans des cagibis et n’ont pas de papiers. Je ne dis
pas que ça n’existe pas mais ce n’est pas toute notre réalité dans ce pays.
Quand
après « Tels des astres éteints » j’ai proposé « Blues pour
Elise » à mon éditeur [Plon], il a dit non, en me disant que cela va nuire
à mon statut d’auteure internationale. S’en est suivi des désaccords et
finalement, le livre est sorti. Mais ce sont les blogs qui ont assuré sa
promotion. Quand il a été question de publier la suite qui avait été annoncée,
là on s’est tellement fâché que j’ai eu l’impression que cette suite avait été
entaché de cette mauvaise énergie. J’ai eu besoin de m’échapper un peu de tout
ça, c’est beaucoup de violence. On est quand même très seuls dans ces
moments-là, les gens n’imaginent pas qu’il faut encore batailler pour imposer
des sujets comme ça. Je refuse qu’on me dicte le contenu de mes livres et qu’on
m’impose d’être l’écrivain de la France noire ou de n’écrire que sur l’Afrique.
La
France noire occupe une place importante dans votre livre. C’est quoi être un
Noir en France aujourd’hui ?
Ça dépend pour qui. Pour les gens qui ont
grandi ici, ce n’est pas la même chose que pour nous qui avons grandi ailleurs
parce que l’Afrique, en dépit de toutes ses meurtrissures, donne une force que
ceux qui ont grandi ici n’ont pas toujours eu, parce qu’elle nous permet de
consolider notre individualité de manière plus affirmée. Quand on grandit dans
une situation de minorité et qu’on ne voit jamais le reflet de soi-même nulle
part, je crois que ça fragilise beaucoup. Ce n’est donc pas un hasard que, par
exemple, dans le domaine de la littérature, on voit que les voix noires qui
émergent soient des gens qui ont grandi en Afrique ou aux Antilles, mais pas
sur le sol hexagonal. Ensuite, quand on a évacué cette question de comment on
se construit, être Noir en France ça reste, pour la plupart, d’être
marginalisé, de ne pas avoir voix au chapitre, de ne pouvoir s’exprimer que si
les autres vous le permettent… Il n’y a pas de communauté noire en France, les
Noirs n’ont pas pris l’habitude de se fédérer pour faire des choses concrètes
ensemble. C’est un pays qui a obligé les gens à s’individualiser mais dans un
sens négatif. En général, celui qui aura réussi à acquérir des choses aura très
à cœur de les garder pour lui. Moi, je n’ai jamais réussi, même en remettant un
manuscrit en main propre, à faire publier un auteur. Pour l’éditeur, vous êtes
le Noir qu’il a choisi, il ne veut pas publier toute votre bande. Mais ce n’est
pas aux Noirs mais aux autres de changer de regard, c’est à l’Occident de la
faire.
Vous
venez justement de recevoir le Prix Seligmann contre le racisme pour votre
livre « Ecrits pour la parole ». Quel sentiment vous inspire cette
distinction?
Ça m’a surtout touchée pour ce texte-là parce
que quand il a été monté au théâtre récemment, il a été taxé de raciste. Ce
prix vient un peu nous mettre du baume au cœur. « Ecrits pour la parole »
est une parole qui est très libre et souvent inhabituelle. Evidemment, ce n’est
pas pour bêtement agresser les gens, c’est pour entamer une conversation que je
pays n’a pas forcément envie d’avoir mais qui me semble nécessaire. Je suis
toujours pleine de gratitude de recevoir des prix, même si je ne crois pas
encore avoir réussi à modifier le cours des choses. Je souhaite que d’autres personnes sachent que
c’est possible.
Dans vos
textes, vous évoquez les tensions entre Français subsahariens et Français
Caribéens. Comment se manifeste cette tension ?
Il suffit d’aller aux Antilles en étant
africain pour s’en apercevoir. Ici, en France hexagonal, les rapports sont
cordiaux quand ils sont individuels. Mais quand il s’agit de fédérer les
groupes pour faire des choses, c’est plus difficile parce qu’il y a de vieux
contentieux, il y a l’histoire… C’est une tension qui existe entre les
Africains et les afro descendants liée au fait que les descendants qui n’ont
pas choisis d’être dans les pays occidentaux ont du mal à voir des Subsahariens
débarquer et, en quelque sorte, leur faire concurrence dans des espaces où ils
ont souffert. Je crois que ce qui aiguise encore cette tension c’est le fait
que l’Afrique subsaharienne n’a pas une parole claire sur ce sujet. Quand des
Afrodescendants vont dans nos pays, souvent ils se rendent compte que cette
histoire n’est pas enseignée et que les Subsahariens ne comprennent même pas ce
qu’ils viennent chercher là, ça les heurte profondément. Pourtant, quand ces
Afrodescendants viennent, ils ne sont pas remplis de haine, ils ont plutôt
envie de trouver un espace qu’ils pourront appeler la maison. Pourquoi ne pas
leur ouvrir cet espace-là, pourquoi ne pas créer un mémorial ou un endroit où
ils peuvent se recueillir tranquillement ? Il y a quelque chose à réparer.
D’où
vous vient cette sensibilité pour l’identité des Afrodescendants ?
J’ai toujours eu ces questions diasporiques
très à cœur. Quand j’étais petite fille et qu’on a abordé l’histoire du
Cameroun à l’école, on a commencé par la traite négrière. C’était vraiment très
bref et dans notre livre d’histoire, on voyait un soi-disant chef de la Côte et
il y a avait une colonne de captifs dans le fond de l’image. Ça m’a traumatisé.
Et moi je veux savoir qui était ce chef, comment s’appelait-il, c’étaient qui
ces gens dans le fond de l’image, où est-ce qu’on les a amenés. Petite fille,
je posais déjà ces questions mais sur la Côte d’où je viens, on n’aime pas
parler de ces choses-là. C’est quelque chose qui est dans mon imaginaire depuis
toujours. J’ai même transmis ce traumatisme là au personnage Musango dans «
Contours du jour qui vient ». Les auteurs travaillent à partir de leurs
obsessions. Peut-être que c’est une espèce de folie, mais j’ai besoin de
travailler cette matière-là, je cherche mes réponses, quelque chose qui me permette
de la nommer. Je ne peux pas aller au Brésil où je vois des gens qui sont
vraiment comme à la maison et que, de la maison, on n’entende pas une voix
parler d’eux. C’est quelque chose qui m’est insupportable. C’est comme si on
méconnaissait un morceau de soi-même. Au Brésil, dans la région de Bahia, il y
a des gens qui sont tellement subsahariens, ça fait 400 ans et ça n’a pas pu
s’effacer. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de profondément injurieux à les
ignorer ? Ca dit tout de la relation qu’on a à nous-mêmes.
Quel est
le but de votre association, Mahogany, qui rassemble Subsahariens et Caribéens
?
Mahogany, c’est un arbre de la famille acajou
qu’on trouve dans les Amériques et en Afrique. C’est une manière de parler des
peuples noirs sans utiliser une terminologie racialisée. L’objectif de
l’association Mahogany est de proposer notre propre parole sur ces expériences
subsahariennes et afrodescendantes à tout public, leur permettre de se croiser.
On a besoin de ce dialogue et l’espace neutre de la France peut peut-être le
favoriser pour qu’il puisse se prolonger ailleurs. On agit à travers des
conférences, des ateliers et des rencontres autour d’auteurs, pour permettre à
nos chercheurs afro de s’exprimer. L’association porte aussi un prix littéraire
qu’on a décidé d’élargir aux auteurs Blancs qui écrivent des fictions qui se
passent en Afrique.
A un écrivain, certainement que ça suffit. Mais
moi, je suis quelqu’un qui s’engage. Et quelque livres, j’ai eu la chance de
beaucoup voyager, j’ai beaucoup reçu. C’est aussi une manière de partager avec
les autres. Peut-être que l’audience que j’ai peut permettre à d’autres de
s’exprimer. Au début, certains m’ont demandé : pourquoi tu mets en lumière la
concurrence ? Je mets en lumière les miens, je suis heureuse de les recevoir
pour parler de leurs univers. Quand j’organise une rencontre avec un auteur, je
vais lui poser des questions différentes, il va pouvoir se livrer d’une manière
que le public qui vient n’irait pas forcément les entendre ailleurs. C’est
profitable à tous.
Parmi
tous vos livres, lequel chérissez-vous particulièrement ?
C’est comme si on demandait à une maman quel
est son enfant préférez. Mais c’est « Tels des astres éteints ». Je
suis presque entré en dépression après certaines réactions de la presse. Je
l’ai porté en moi pendant longtemps, je voulais déjà l’écrire avant « L’intérieur
de la nuit », je savais que je l’écrirai. Pour moi, c’est mon grand livre
et j’aurais aimé avoir le Goncourt des lycéens pour celui-là.
Propos
recueillis à Paris par Stéphanie Dongmo
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