Depuis
quelques années, il se consacre essentiellement à cette pratique artistique
encore peu connue et pratiquée mais dont il porte bravement l’étendard au
Cameroun. Sa démarche artistique est le rituel mystique et sa signature, une
poupée nommée Simba. A 43 ans et des rêves plein la tête, il retrousse ses
manches et se débroussaille un chemin à l’international. Portrait.
Christian Etongo. |
Au quartier Messa-Si où
il s’est établi il y a quelques semaines seulement, Raphaël Christian Etongo
est monsieur tout le monde. Il passerait certainement inaperçu s’il ne portait cette
énorme tignasse rastas. Ce matin de juillet 2015, il a choisi de les garder
sous un bonnet au bleu passé. Loin de l’effervescence du centre-ville de Yaoundé
à la veille de la visite présidentielle de François Hollande, Christian Etongo
nous reçoit avec une grande simplicité dans sa maison. Dépouillée. Car il sait
que rien, sur cette terre, ne lui appartient vraiment. Aussi a-t-il appris à
vivre dans l’abondance comme dans le dénuement.
Une philosophie que la vie lui
a inculquée à la dure, au prix de mille épreuves. Embrassades de la maîtresse
de maison, salutation des quatre enfants et on peut s’installer sur la véranda
pour trois heures de conversations qu’on ne verra pas passer. Dans la fraîcheur
du climat yaoundéen, le passé se mêle au présent et les mots essaient
d’expliquer les ressentis, la bouche parlant de l’abondance du cœur.
Christian Etongo se
définit avant tout comme un artiste performeur. Probablement le seul au Cameroun
qui se consacre essentiellement à cette discipline pratiquée de manière
sporadique par des plasticiens. Un risque de réduction des opportunités qu’il
assume pleinement. Heureusement pour lui, « la mayonnaise prend »,
reconnait-il avec fierté. D’autant plus que la plasticienne nigériane Odun Orimolade
a décidé de consacrer sa thèse de doctorat PhD à son travail. Et qu’il
multiplie les voyages à l’étranger pour présenter ses créations : Suède,
Allemagne, Afrique du Sud, Nigéria, Zimbabwe, Togo, Bénin, Côte d’Ivoire,
Belgique, Niger, Pologne. Artiste pluridisciplinaire au départ, il a trouvé en
la performance l’aboutissement de toutes ces disciplines qu’il a pratiqué
sans grand éclat : danse, théâtre, peinture, installation, littérature, etc.
A l'affiche des Ravy 2014. |
Artiste
a plusieurs vies
Etongo se produit aussi
bien sur scène que dans la rue, au Cameroun et à l’étranger au gré de ses
pérégrinations. « Il a beaucoup
contribué à écrire les pages de l’art performance au Cameroun »,
affirme Serge Olivier Fokoua, le promoteur des Rencontres internationales des
arts visuels de Yaoundé (Ravy), une biennale qui le révèle en 2010. Même si
c’est à partir de 1998 qu’il se lance véritablement dans l’art performance. 17
ans de carrière aujourd’hui fait de haut et de bas, de chute et de relève, de
passage à vide et de prise de conscience.
Comme un chat,
Christian Etongo a eu plusieurs vies. Avant 1998, il est danseur et comédien.
Il passe successivement dans les compagnies Massey move de Berthe Effala dès
1995 et Black Roots de Marcel Ngoua. Dans son travail, il essaie d’inventer des
mises en scène qu’il pense originales et appelle ses créations « spectacle
d’art plastique ». C’est ainsi qu’en 1997, il présente « La mort et le fou » à
Yaoundé. La même année, il rencontre le plasticien Pascale Martine Tayou. Ayant
vu son travail, ce dernier lui apprend qu’il fait de l’art performance et lui
fournit une documentation qu’il lit minutieusement. A cet instant-là, Etongo
comprend que c’est là sa voie et s’y lance à corps perdu. Désormais, il relègue
les autres disciplines au second plan. Même s’il continue à pratiquer le
théâtre et la danse, allant même jusqu’à porter le titre de directeur
artistique de la compagnie de danse Mook, fondée par André Takou Saa.
Mais la vie n’est pas
toujours un long fleuve tranquille. Etongo présente ses créations ici et là,
les cachets sont minables, le futur flou et les charges familiales d’une femme
et deux filles pèsent sur ses épaules. A partir de 2005, il traverse une
période de doute et de questionnements qui va l’amener à se retirer
complètement du milieu artistique. Il rentre donc «au quartier », ouvre une
boutique sur les traces de son père commerçant, en même temps qu’il donne des
cours de gymnastique.
Il pense s’être éloigné
de la culture mais elle revient toujours à lui. A ses moments perdus, il
poursuit ses lectures sur l’art performance et se documente sur les rituels
mystiques. Dans cet éloignement, il ne trouve pas satisfaction. Il perd son
emploi de prof de gym, sa boutique fait faillite, sa compagne s’en va, ses
enfants sont dispersés. Lui-même doit trouver refuge chez un ami, dans le
ghetto de Ngoa-Ekelle à Yaoundé où il apprend à se reconstruire. D’abord faire
enfin le deuil de sa mère qu’il a perdu en 2000, puis se réconcilier avec
lui-même, reconstruire sa vie de famille autour d’une nouvelle compagne et enfin,
retrouver l’essence de son être : l’art. Le bilan de sa vie n’est pas élogieux
mais il a encore du courage pour se lancer dans la course. Et peut-être prouver
à son père déçu que son seul garçon est un homme.
Quartier Sud. |
Des
séquelles invisibles
Christian Etongo fouille
alors dans ses tiroirs et en sort un texte théâtral. « Exil », devenu « Quartier
Sud », porte sur l’immigration clandestine et se souvient de milliers
d’Africains disparus sur les chemins tortueux de l’Europe. L’artiste s’inspire
de l’environnement dans laquelle il vit, où il côtoie au quotidien des jeunes
désœuvrés, la misère, le Sida, les délestages, etc. Il s’inspire aussi et
surtout de sa propre expérience d’immigré clandestin rapatrié d’Espagne. En
1993, Etongo a 21 ans quand, avec une bande de cinq copains, il décide de
tenter l’aventure. Portés par le vent de la feymania dont ils veulent faire
métier en Europe, ils traversent le Nigéria, le Niger, l’Algérie et le Maroc.
La
faim, la soif, la rage et la peur ont raison du groupe qui se divise. Mais
Etongo sait que « le courage ce n’est pas
d’avoir peur mais d’avancer quand il le faut ». Après des mois de galère, lui
et deux autres finissent pas trouver de l’argent pour la traversée. A
l’embarquement, ils sont interpellés par la garde civile espagnole et placés en
maison d’arrêt pendant trois mois. Après quoi, ils sont rapatriés en 1994.
Dans « Quartier Sud » qu’il a
présenté une quinzaine de fois, l’artiste relate donc une expérience dont il
porte encore les séquelles invisibles. C’est par cette performance qu’il signe
son come-back le 29 novembre 2009 au Centre culturel Françis Bebey fondé par
Jean-Claude Awono et aujourd’hui fermé. Une date qu’il n’oubliera jamais, car
elle est celle de sa seconde naissance artistique. Puis, Urban Village de
Daniel Sty-White l’accueille et ensuite, c’est au tour des Rencontres d’arts
visuels de Yaoundé (Ravy) de lui ouvrir les bras en avril 2010. Une nouvelle
vie s’offre à lui et c’est à deux mains qu’Etongo la saisit.
A ce moment-là, son esthétique
est plus aboutie et s’est débarrassée en grande partie du côté spectacle. Il
essaie aussi de le codifier et se lance dans le rituel mystique. Il explore des
rites béti : le tso, rite expiatoire et purificatoire que sa grand-mère le
fait subir à 6 ans et l’essani, dance funéraire. Ce qui effraie parfois un
public non averti qui crie alors à la sorcellerie. Surtout que depuis 2011,
Etongo a adopté sur scène trois éléments rituels qui forment sa signature : une
poupée baptisée Simba qui aurait pu être vaudou, un chasse-mouche par lequel il
s’accorde le pouvoir de pratiquer devant témoins un rituel réservé aux initiés
et une chasuble rouge, cette couleur renvoyant ici à la vie et non à la mort. « Je me suis rendu compte que j’ai besoin
d’éléments rituels comme un prêtre. Ces éléments me permettent de me mettre en
condition mentalement et spirituellement. Parfois ils n’interviennent pas
directement dans la création mais sont là comme objets scénographiques »,
explique-t-il.
Etongo et ses éléments rituels. |
Introspection
Loin des études en métallurgie
qu’il a suivi dans grand enthousiasme jusqu’à ce que la barrière du Cap se
dresse sur sa route, son travail de performeur est exploratoire et ses
créations s’enrichissent sans fin, d’où les déclinaisons en séries pour chaque
création. Pour le plasticien Landry Mbassi, « Etongo est le plasticien qui semble
avoir le plus assimilé la notion de l'art performance -si tant est que cette
notion peut être circonscrite -. Son regard sur cette discipline est
véritablement celui d'un pionnier. C’est un artiste qui, au fil du temps, se
construit une identité (visuelle) particulière au travers d'un discours
saillant et con textuellement bien étayé ».
Pour Serge Olivier Fokoua,
le promoteur des Ravy, « il y a
beaucoup d'introspection dans ce qu'il fait, mais aussi une violente satire
sociétale. Il exécute des actions qui bousculent le conformisme dans des
postures tantôt figées, tantôt cérémonials. Je crois que Christian trouve une
joie et un immense plaisir à donner des coups de gueule quand la société
deviens de plus en plus insupportable ».
L’artiste créé à partir
de ce qu’il est, de ses joies et de ses frustrations, de ses peurs et de ses
folies. Ainsi, Etongo puise dans son histoire pour créer, comme dans une
psychanalyse qui le guérira de ses blessures intérieures et des maladies de son
âme. Ainsi, « Requiem pour un
fou », qui dénonce l’indifférence de l’homme face aux souffrances de
son prochain, a été inspiré par son oncle prit de folie et décédé en 1993 dans
l’indifférence. L’immigration, la colonisation et son héritage sont des sujets
qu’il aborde, de même que la religion. Baptisé catholique, il ne s’interdit
cependant pas de prier Jésus le matin et de convoquer ses ancêtres le soir dans
un syncrétisme religieux assumé. « Pour
moi, l’être humain doit vivre sur des codes, je veux réhabiliter les rituels
mystiques car pour soigner le monde, il ne faut pas que des mots », soutient-il.
Il sait pourtant que ce
n’est pas dans le rituel qu’il trouvera les réponses à ses doutes et questionnements
existentiels. Même pas dans le bouddhisme qu’il pratique pendant trois ans
avant de jeter l’éponge. Il décide alors de vivre sa vie sans plus se poser de
question. Il prend conscience que l’artiste est un humain différent des autres,
ce qui réussit à l’apaiser. Désormais, il ne souffre plus du regard curieux du
prochain, il ne souffre plus de ne pas être compris par sa famille, il ne
souffre plus d’une certaine indifférence de son père qui ne l’a jamais vu sur
scène. N’empêche, la fêlure demeure, malgré les soins mis à la cacher.
L'artiste laisse fondre une bougie sur son visage. |
Le
sensationnel n’est pas loin
Etongo travaille avec
le son, la lumière, la vidéo et s’adapte à son environnement pour utiliser les
klaxons de voiture, les commentaires du public, etc. Son corps est son premier champ
d’expression et il use et abuse de chaque centimètre de ses 1,76m. Parce que la
performance est l’art, bien que controversé, de transcender ses limites
physiques, morales et même spirituelles, Etongo ne se donne aucune borne. Mais
se refuse à poser des actes extrêmes sans raison valable.
Ainsi, sur scène, il
égorge un poulet avec les dents, mange un foie cru de poulet, s’asperge de sang
de porc, casse des bouteilles et marche sur des tessons à genoux… « Je travaille avec mon instinct, je fais
les choses que je sens », affirme l’artiste. Il arrive ainsi que, grisé par
l’ambiance du moment, il aille plus loin que prévu. Car la performance est essentiellement
improvisation, même si le canevas de la création est réfléchi et bien définit. Ces
extrêmes qui l’épuisent tiennent le public en haleine, entre étonnement,
admiration et dégoût. La frontière devient tenue entre art et spectacle.
D’après Landry Mbassi,
Etongo « se laisse souvent envahir par le
sentiment du "too much". La limite à laquelle s'en tenir pour ne pas
déborder et tomber dans le sensationnel. L'art performance se distingue du
théâtre en ce sens qu'il ne s'agit pas de se constituer en comédien qui répète
un rôle dans le but de produire un "message" qui parle au plus grand
nombre. Un truc qui flatte les sens, où le public se retrouverait dans une
imagerie populaire dont les codes lui sont familiers. En
fin de compte, Christian Etongo est encore sur le chemin de l'affirmation d'une
stature de performeur ayant trouvé sa voie. Son approche reste très narrative
et du coup, manque de second degré. Ce qui n'enlève rien à sa démarche
esthétique (artistique), emprunte de positivisme et d'ouverture ».
Performance. |
De la profondeur
Sourcils broussailleux
au-dessus d’un regard vif, Etongo parle volontiers avec son corps, par de
grands gestes. La passion se lit dans chacune de ses phrases, de même que son
envie de faire mieux, d’aller beaucoup plus loin. De la véranda de sa maison,
des bruits de plats et de cuillères se font entendre et une odeur de sauce
tomate et de poisson frit se répand dans l’air. Une vendeuse de nourriture
s’est installée dans un restaurant tourne-dos à quelques 5 mètres de là. Cela ne
parvient pas à troubler la profondeur des échanges qu’accompagne la douce
mélodie des oiseaux nichés sur un manguier qui porte ses derniers fruits de la
saison. Etongo continue à se livrer. Sur son envie de laisser quelque chose à
la postérité. Mais comment laisser le souvenir d’un art essentiellement
éphémère ? Les articles de presse, les photos et les meilleures vidéos ne
peuvent pas véritablement restituer une création. « Loin d’être un art éphémère, la performance est pour moi un
souffle de vie, une façon de penser, de voir les choses, de réagir »,
écrit-il sur son site internet en mal d’actualité.
Dans son discours,
Christian Etongo convoque souvent le nigérian Jelili Atiku. Il parle avec
ferveur de la serbe Marina Abramovic et évoque avec un profond respect l’allemand
Peter Beuys dont le travail a influencé sa création «What do you think about contemporary art ? » Ou comment ne pas
prendre le public pour un con. Lorsqu’il s’allonge immobile sur le sol avec une
bougie allumée jusqu’à ce qu’elle fonde entièrement sur ses lèvres, est-ce de
l’art ? Le débat reste ouvert. « La
performance, c’est le milieu artistique qui décide que c’est de l’art », soutient
Etongo qui aime à dire qu’il n’est pas un artiste. Cette pratique artistique encore
mal connue est controversée, ses contours restent flous et l’on a du mal à la
catégoriser. La preuve, on la retrouve à l’affiche aussi bien des festivals
dédiés aux arts visuels qu’à la danse et au théâtre.
Ici en Afrique du Sud. |
Aller beaucoup plus loin
Etongo a pour sa part
beaucoup contribué à la vulgariser au Cameroun. Déçu par le système
universitaire et ses méthodes d’apprentissages plus théoriques que pratiques, il
créé, début 2013, l’espace culturel Kulturotek où il organise trois workshop
sur la performance, avec des restitutions dans la rue. Sont sortis de ces
ateliers deux jeunes performeurs : Joël Kouemo et Snake Zobel, dont la dernière
création a été présentée en juin au quartier Omnisports à Yaoundé. Mais
Christian Etongo est souvent absent et l’espace ferme en août 2014. Cependant,
l’artiste n’abandonne pas son rêve de formation. Il ambitionne de créer, sur un
lopin de terre qu’il a acquis, un espace culturel qui servirait aussi de
résidence de création. Un effet de mode chez les artistes camerounais.
Etongo a aussi réussi à
faire de la performance une valeur marchande qui lui assure le gros de ses
revenus. Qu’il complète par un travail de prof de gym, des mises en scène de
pièces théâtrales ou des spectacles performatives à l’occasion de divers
évènements privés qu’il n’inscrirait en aucun cas dans son CV. L’artiste estime
aujourd’hui avoir atteint la première partie de ses objectifs, qui était d’être
reconnu comme performeur. Reste la seconde qui est de rentrer dans des galeries
et des institutions majeures internationales. Pour cela, il s’arme de courage
et place l’art performance comme priorité N°1 de sa vie. Il bénéficie pour cela
de l’endurance acquise tout le long de sa longue traversée du désert.
Stéphanie
Dongmo
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