mercredi 26 novembre 2014

Enquête : Le cinéma tchadien, une nouvelle vague ?

Plusieurs dizaines de jeunes, plus vidéastes que cinéastes et plus amateurs que professionnels, filment sans formation et produisent des œuvres saluées localement mais très peu connues à l’étranger. Les difficultés sont prononcées, les professionnels désarmés, l’Etat essaie d’y trouver des solutions. L’espoir est permis.

N'Djaména, Place de la Nation
Vu de l’étranger, le cinéma tchadien est porté par deux figures majeures : Mahamat Saleh Haroun, icône mondiale du cinéma africain et Issa Serge Coelo qui, en plus d’être cinéaste,  dirige l’unique salle du pays. Certains se souviennent encore d’Edouard Sailly, premier cinéaste tchadien dont le film Le troisième jour (1966, 15mn, 35mm, noir/blanc) a été primé au Festival africain et malgache de Saint-Cast, en 1966. Vu de plus près, il existe plusieurs dizaines de réalisateurs qui se lancent dans le cinéma, avec des moyens du bord. Mal connu et peu vendu à l’étranger, le cinéma tchadien cherche encore ses marques.
En avril 2014, Mariam (87’, 2012, Tchad), long-métrage réalisé par Moussa Tidjani et Oumar Moussa Abakar, a reçu le premier prix du Festival international du cinéma indépendant de Bafoussam (Ficib) au Cameroun, malgré d’importantes faiblesses techniques et esthétiques. Cette distinction, somme toute modeste, a fait la Une des médias tchadiens et suscité l’engouement général des plus hautes autorités du pays.
La mobilisation qui s’est spontanément faite autour de ce prix témoigne de l’intérêt que porte aujourd’hui le pays tout entier au cinéma. Depuis 2006 que Daratt  de Mahamat Saleh Haroun a reçu le Prix spécial du jury à la Mostra de Venise, le 7ème art est un vecteur de visibilité pour le Tchad. Il a contribué à faire oublier l’image de pays de guerre que le Tchad trimbale depuis la chute de François Tombalbaye, son premier président au début des années 70. Une image qui s’éclairci un peu plus à chaque distinction. Le Prix du jury consacré à Un homme qui crie du même réalisateur, en 2010 au festival de Cannes, a été une consécration.
Cette distinction a non seulement amené l’Etat à s’intéresser au cinéma, mais elle a aussi été un puissant coup de fouet pour beaucoup de Tchadiens qui se sont alors lancés dans le cinéma indépendant comme on se jette à l’eau. Avec pour seul bagage leur envie de filmer et l’espoir, avoué ou non, d’être un jour célébré à leur tour. Chacun de ces jeunes loups aux dents longues porte plusieurs casquettes : scénariste, acteur, réalisateur, cadreur, monteur, etc.  Des projets, ils en ont plein la tête et cherchent frénétiquement des moyens de les réaliser. Leurs productions ne bénéficient pas d’une audience à l’échelle internationale mais au niveau local, la Télévision nationale leur ouvre une tribune pour véhiculer leurs productions
Qui est cinéaste et qui ne l’est pas ?

Cyril Danina
Avec 15 ans de carrière derrière lui, Cyril Danina, formé en réalisation à la Fémis de Paris en 1999 et par ailleurs Secrétaire général Afrique centrale de la Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci), fait office de pont entre cette nouvelle génération et les aînés que sont Mahamat Saleh Haroun et Issa Serge Coelo. Deux cinéastes qu’il a d’ailleurs accompagnés comme assistant-réalisateur respectivement sur Abouna (2002, 84’) et N’Djaména city (2008, 90’).
Il est amer : « Etre cinéaste au Tchad, ce n’est même plus un métier, ça ne veut rien dire car tout le monde l’est. Les jeunes se lèvent un matin, ils écrivent une histoire, la réalise aussitôt et ils se disent cinéastes. Nous autres qui nous disons réalisateur, qui vivons de cela, sommes en train de lutter pour qu’il y ait une distinction des métiers. Le cinéma a ses exigences et il faut les respecter ».
S’ils ont le mérite d’exister, les films de cette nouvelle génération, en général des vidéos, souffrent d’énormes faiblesses techniques et esthétiques : tournage sans scénario, décors pauvres, jeu théâtral des acteurs, séquences trop longues, intrigue plate ou inexistante, mise en scène sans relief, qualité d’image et de son médiocre, etc. Beaucoup de films sont tournés en arabe local et sortent avec un sous-titrage en français, catastrophique dans la plupart des cas à cause des fautes d’orthographe et de grammaire. Les genres sont parfois flous entre la série et les films en plusieurs parties.
Les sujets sont très souvent sociaux, tirant vers la sensibilisation sur plusieurs causes : la polygamie, le mariage forcé, la maltraitance des enfants, le tabagisme, les conflits agriculteurs-éleveurs, la protection de la faune et de la flore, etc. Les réalisateurs se lancent de bon cœur dans ces thématiques qui, s’ils plaisent aux Ong, sont en revanche peu cinématographiques.
Patrick Ndiltah, alors directeur du cinéma et du théâtre [il ne l’est plus depuis septembre 2014, Ndlr] au Ministère de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, recommande de faire une nécessaire distinction entre cinéma, production télé et image animé : « Beaucoup des productions présentées comme telles ne méritent pas l’appellation de film ». La plupart des réalisateurs eux-mêmes se présentent comme des amateurs, dans l’attente du jour où ils deviendront professionnels. Comme c’est le cas dans la plupart des cinématographies nationales du continent, ici le financement reste le nerf de la guerre.  
 
La débrouillardise, le maître-mot
Le Ministère de la Culture du Tchad a créé, en 2011, le Fonds national d’appui aux artistes. Sa mission est d’appuyer financièrement les artistes dans la réalisation de leurs projets. Dirigé par Ahmed Bokori Nima, le Fonat est devenu opérationnel cette année. Il a ainsi octroyé, pour la première fois en mai 2014, une subvention de 30 millions Fcfa à 57 artistes toutes disciplines confondues, sur une base floue. Certains s’en sont tirés avec 1 millions Fcfa, d’autres avec 200 000Fcfa. Une assistance, alors que les professionnels réclament un accompagnement véritable.
Youssouf Djaoro
Les critiques n’ont pas attendu pour se faire entendre. « Ce fonds d’aide, tel que c’est parti, je n’en vois pas l’intérêt. Sur quels critères on a choisi les artistes, sur quel critère on leur partage l’argent ? Quand on vous donne 200 000Fcfa, quel projet vous pouvez réaliser avec ça ? On devrait mettre sur pied un comité qui sélectionne les projets. Nous les artistes, ne sommes pas des mendiants. On a juste besoin qu’on nous aide à réaliser nos projets», réagit l’acteur Youssouf Djaoro, au cinéma en ce moment dans le film Au film d’Ariane du Français Robert Guédiguian. Youssouf Djaoro est par ailleurs le premier rôle du film Thom de Tahirou Tasséré Ouédraogo, en tournage depuis début octobre à  Ouagadougou.
Par le passé, l’Etat tchadien a directement octroyé des financements à des productions. Grigris de Mahamat Saleh Haroun a par exemple été financé à hauteur de 400 millions Fcfa, et Crédit scolaire de Richardon Yonodjim Gattam (plus connu par son prénom) à hauteur de 4 millions Fcfa, pour une production évaluée à 16 millions Fcfa. Le Ministère de la Culture finance parfois les déplacements des réalisateurs dont les films sont retenus à des festivals en Afrique subsaharienne. En outre, la Télévision tchadienne offre des possibilités de financement. Elle achète des productions audiovisuelles locales et fait des co-productions avec des cinéastes indépendants.
Cyril Danina, qui co-dirige la boîte de production Top communication avec Youssouf Djaoro, reconnaît qu’au Tchad il y a beaucoup d’argent pour mener à bien des projets « mais comment avoir cet argent, là est toute la question ». Face à ce soutien étatique aux modalités et procédures floues se définissant à la tête du client, les réalisateurs-producteurs se tournent dans la débrouillardise et développent des solutions originales, parfois surprenantes.
Yasmine Abdallah
Richardon s’est lancé dans l’élevage et l’agriculture pour financer son film « Déboires de l’enfant adoptif en Afrique » (26’, 2011) : « A Bongor, j’ai cultivé 8 hectares et récolté 23 sacs de sorgho et 42 sacs de riz, le tout pour 800 000 francs. Total qui m’a donné 5 fûts de gasoil pour le tournage. J’ai loué le matériel à 750 000 francs, à raison de 250 000 franc la journée pendant trois jours. J’ai dû vendre une partie du carburant pour nourrir l’équipe sur le plateau », témoigne-t-il. Chanteuse, actrice et auteure de films (Diablesse en 2010, Cohabitation en 2013), Yasmine Abdallah, l’une des rares tchadiennes qui évoluent dans le cinéma depuis Zara Mahamat Yacoub dans les années 90, exploite, elle, l’argent gagné dans la musique. D’autres comme Moussa Tidjani ou Aboubacar Sow, auteur de la série Tv Gawal, économisent sur les salaires qu’ils gagnent dans leurs emplois alimentaires, pour financer leurs productions.
Pour sortir de la débrouillardise, Patrick Giraudo préconise : « la seule manière d’exister c’est de sortir du pays, de rentrer dans les réseaux internationaux, de se faire repérer et d’être légitimé. Après, les portes s’ouvrent,  l’argent arrive».
 
Le public suit
Pourtant, ces films à petits budgets, faits à la va-vite sans beaucoup d’exigence, plaisent au public tchadien. Les Dvd se vendent, le Cinéma le Normandie leur ouvre grand les portes. A charge pour l’équipe du film de communiquer pour faire venir les gens et en retour, elle reçoit 50% des recettes d’entrée. Ces productions arrivent quelque fois à remplir la salle de 440 places du Normandie, pour un coût d’entrée raisonnable (1000Fcfa, au lieu de 3000Fcfa pour les grosses productions). Le public, constitué en majorité d’amis, de parents et de connaissances arrive déjà conquis.

Cinéma le Normandie
D’après Issa Serge Coelo, directeur du cinéma le Normandie, « Les films tchadiens ont beaucoup de potentiel, ils ont une factuelle, des histoires un peu différentes et le public se reconnaît dans les histoires racontés et dans les acteurs». Cyril Danina « Age d’or » (16 épisodes, 13’, 2009reste relatif: « C’est étonnant d’entendre des gens te dire qu’ils ont trois longs métrages à leur actif. Chaque film constitue autour de lui son public formé de proches, d’amis. Du coup, on a l’impression que ça marche bien. Or, ces films ne peuvent pas faire des festivals car ils ne répondent pas aux normes du cinéma ».
Car les films de cette nouvelle génération s’exportent peu. Leurs faiblesses techniques et esthétiques, la langue et même les choix des sujets très locaux, constituent autant de barrières face auxquels beaucoup d’aspirants réalisateurs jettent l’éponge. De plus, en l’absence de relais médiatiques, leur travail passe presque inaperçu. Directeur de l’Institut français du Tchad (Ift), Patrick Giraudo affirme qu’il « y a très peu de critique sur tout ce qui est objet culturels. Il y a peu de journalistes culturels, ils rendent très peu compte des spectacles et leur regard reste factuel, de dire que tel film s’est déroulé à tel moment. Je n’ai pas lu de critique au sens propre, d’analyse esthétique ».
 
Une nouvelle vague ?
En 2012, à partir de l’exposition Grandes figures des cinémas d’Afrique produite par la cinémathèque Afrique à Paris, l’Ift a organisé une exposition présentant des portraits des acteurs du cinéma tchadien depuis les années d’indépendance, sous le titre : « Le cinéma tchadien, une nouvelle vague ? » Un clin d’œil au cinéma français. Patrick Giraudo explique qu’on en est encore loin, même s’il y a des personnalités qui se distinguent et qui font des films de grande qualité. « Ces personnalités, ou elles sont particulièrement géniales, sortent du lot et peuvent exister seule comme Mahamat Saleh Haroun, ou alors il y a une nécessité de construire des collectifs.  Il y a des choses qui ne sont pas anodines, de grands talents mais qui sont trop parcellaires et surtout, très mal identifiés par les Tchadiens», ajoute-t-il.

Patrick Ndiltah, le directeur du théâtre et du cinéma, soutient que « la politique cinématographique actuelle du Tchad est d’encourager les jeunes à aimer ce métier, l’Etat met des moyens à leur disposition pour la production, un effort est fait au niveau de la diffusion avec le cinéma Le Normandie. Notre direction essaie aussi de les accompagner en leur donnant des conseils et en faisant la promotion de leurs films. Les autorités tchadiennes ont pris conscience de l’importance du cinéma et le ministère de la Culture l’a inscrit le cinéma au cœur de son programme».
La première étape de cette prise de conscience a été la réouverture, en 2011, du cinéma le Normandie, après plus de 30 ans de fermeture. Une autre étape a été la création du Fonds national d’appui aux artistes (Fonat). La prochaine grande étape sera la création d’une école sous-régionale de cinéma, projet confiée à Mahamat Saleh Haroun par le président de la République, Idriss Deby Itno. Le projet pourrait bien prendre forme en 2015.

Abdoulaye Ngarduidima, Ministère tchadien de la Culture
Face à ces actions, Abdoulaye Ngarguidina, le Ministre de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, est laudateur : «l’avenir du cinéma tchadien est radieux à la lumière des initiatives que nous voyons. Nos cinéastes sont plein d’initiative, ils ont du génie et je crois que le capital le plus précieux c’est l’homme. Or, nous avons des hommes dynamiques, entreprenants. Nous n’avons pas peur, notre cinéma va progresser. Gagner l’étalon de Yennenga au Fespaco, ce n’est qu’une question de temps ». 
Réunion entre les réalisateur et Patoudem
Malgré cet enthousiasme et cette bonne volonté affichée, beaucoup restent à faire. En séjour à N’Djaména en juillet 2014 pour le lancement officiel du magazine Excellence que dirige Gata Kitoko, le distributeur et exportateur camerounais Jean Roké Patoudem a eu une rencontre avec une vingtaine de jeunes professionnels du cinéma. A la suite de cette rencontre, il a reçu une dizaine d’œuvres qui souffrent tous de la production et de l’absence de financement.  « Produire un film de A à Z reste un secteur de formation qui n’est malheureusement pas enseigné en Afrique. Il y a un potentiel humain sur place qui manque cruellement d’encadrement», témoigne-t-il.

Mais il y a de l’espoir. Et cet espoir est palpable, d’après Jean Roké Patoudem, « dans la mesure où le gouvernement est entrain de moderniser son Office National de Télévision et que, bientôt, la TNT va arriver au Tchad et face à la demande des programmes, les Tchadiens vont se mettre au travail ». En attendant, le Tchad a accueilli, en octobre à N’Djaména, un premier festival de cinéma national, Toumaï Film festival. Une plate-forme créée par le réalisateur Pépian Toufdy pour promouvoir le cinéma tchadien et africain. De plus, un Cinéma Numérique Ambulant se met en place, sous la coordination du comédien et réalisateur Aboubakar Sow, pour amener le cinéma partout dans tout le pays.
De plus, fin septembre-début octobre 2014, une résidence d’écriture au film documentaire de création a été organisé à N’Djaména dans le cadre du programme Africadoc par l’Association des réalisateur tchadiens, en partenariat avec le ministère tchadien de la culture et l’Institut français à N’Djaména. Cette résidence, animée par Jean-François Hautin a rassemblé huit jeunes réalisateurs. Deux d’entre eux ont été sélectionnés à la fin, ils iront, début décembre aux Rencontres Tënk de Saint-Louis au Sénégal où ils pourront présenter leurs projets documentaires à des producteurs et diffuseurs européens.

Aboubakar Sow

A côté de ces projets, Issa Serge Coelo pose les préalables pour sortir la tête de l’eau : « Il faut commencer par la formation des réalisateurs, des distributeurs et des producteurs. Deuxièmement, il faut un fonds tripartite entre le ministère de la Culture, le ministère de la Communication et des sponsors privés qui puissent mettre de l’argent dans une caisse commune pour qu’on commence à faire des films. Deux ou trois salles de cinéma de plus à N’Djaména et en province et les choses vont commencer à démarrer ». Des ambitions sommes toutes modestes pour un cinéma précaire qui a appris à se contenter de peu.

Stéphanie Dongmo à N’Djaména

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