mardi 30 mai 2017

Cinéma : Sembène vu par les Africains

Du 9 au 11 juin 2017, Galle Ceddo Projects, en collaboration avec des douzaines d’institutions africaines dont le réseau Cinéma Numérique Ambulant, présente le projet « Sembene à travers l’Afrique » ; une série de trois jours de projections publiques et privées gratuites du film « Sembene ! » de  Samba Gadjigo et Jason Silverman. Cette initiative qui se déroule à travers l’Afrique et la diaspora africaine vise plus de 90 projections publiques dans une trentaine de pays.

Sembene sur un plateau de tournage.

Le film à diffuser célèbre Ousmane Sembène, « le père du cinéma africain », qui a passé des décennies à produire un cinéma visionnaire et pertinent pour une Afrique nouvellement indépendante. « Sembene ! » a eu ses premières projections en compétition aux Festivals Sundance et Cannes et a été projeté dans plusieurs  pays  dans le monde et il  faisait partie de la liste des sept meilleurs films de 2015 et parmi les 10 meilleurs films choisis par le New York Magazine.
A ce jour,  d’après le communiqué de presse qui annonce l’évènement, plus de 90 projections publiques dans 30 pays ont été confirmées, et d’autres sont attendues. Toutes les projections seront gratuites et financées par la Ford Foundation, l’Institut Sundance, les levées de fonds populaires dont une levée de fonds électronique qui s’est déroulée du 1er au 25 mai.
Toutes les projections seront suivies de débats dont plusieurs seront menées par des universitaires et des cinéastes. Une liste complète des projections sera mise à jour sur www. Sembenefilms.com (voir ci-dessous le programme des projections organisées par le Cinéma Numérique Ambulant).

Ecoles du soir pour les Africains
En plus des projections, des séminaires seront organisés à Dakar (Sénégal), Ouagadougou (Burkina Faso) et à Conakry (Guinée). Le film sera diffusé à travers le continent pendant ces 3 jours. L’équipe d’organisation, dont des producteurs et  des consultants, comprend Ngugi Wa Thiong’o, (Kenya) Gaston Kabore (Burkina)  Fatou Kande Senghor, Ousmane Sene et Rama Thiaw (Senegal), Samantha Etane et Issa Nyaphaga (Cameroun),  les professeurs André Siamundele (RDC), Fibby Kioria (Uganda), Jacqueline Nsiah (Ghana), Mickey Fonseca (Mozambique) et Abderrahmane Diallo (Guinee), entre autres
Le projet est motivé par le désir  non réalisé de Sembène de son vivant, et après 50 ans de travail continu, de restituer les histoires africaines aux Africains. Pendant des décennies, à travers la période coloniale, et jusqu’aux indépendances à la fin des années 50 et au début des années 60, les écoles coloniales, les journaux, les télévisions, les films et les langues de l’Europe étaient les seuls vecteurs dominants de la culture africaine. Les cultures africaines étaient marginalisées et criminalisées et plusieurs Africains ont perdu contact avec  leur passé.  Dès son premier film, Borom Sarret (1962), Sembène s’est consacré à faire un cinéma conçus comme « école du soir » pour les Africains.
Ses œuvres ont revu  l’histoire africaine selon une perspective africaine, dénoncé la corruption des dirigeants et célébré « l’héroïsme au quotidien ». Sembène a passé 50 ans à écrire des livres et à faire des films dans un effort sans relâche, de réorienter les Africains après des générations de colonisation. Malheureusement, 10 ans après sa mort, Sembène, un véritable héros d’un cinéma de montée en pouvoir des Africains, demeure inconnu de plusieurs jeunes Africains.

Partager l'héritage de Sembène
De même, ce film documentaire biographique,  plusieurs fois primé de par le monde, demeure inaccessible aux Africains. Cet événement de dimension continentale va célébrer le message de Sembèene sur la prise de pouvoir, la récupération de la culture africaine et le panafricanisme.
Selon Samba Gadjigo, le réalisateur du film et biographe de Sembène, « le projet Sembène à travers l’Afrique vise à inspirer toute personne dévouée au progrès de l’Afrique. » Ce projet représente une étape importante vers notre objectif principal : injecter dans la conscience des Africains le legs de Sembène fait d’histoires  militantes et progressistes.
Usant des nouveaux outils que sont les réseaux sociaux, les technologies numériques et les organisations communautaires, les organisateurs espèrent partager ce documentaire avec un vaste public, qui va apprécier les puissantes histoires d‘Ousmane Sembène à travers le continent.
S.D.

Le Programme des 9 projections du CNA (dès 19h tous les soirs)

Burkina Faso
9 juin : Ouagadougou
10 juin : Koudougou
11 juin : Dédougou
Mali
9 juin : Bamako
10 juin : Ségou
Niger
9 juin : Niamey
10 juin : Dosso
Bénin
9 juin : Ouéga_tokpa
10 juin : Cotonou (Tokan)

Contact : infos@cna-afrique.org

Cinéma : Le Prix CNA est lancé

La 1ère édition de cette distinction initiée par le Cinéma Numérique Ambulant a récompensé quatre films camerounais les plus appréciés du public le 8 mai 2017 à Yaoundé.

Les lauréats avec le CNA et l'UE
Françoise Collet, Ambassadrice de l’Union Européenne au Cameroun, est celle qui a remis le tout premier Prix du Cinéma Numérique Ambulant (CNA) à quatre lauréats pour leurs films. C’était le 8 mai dernier à l’Institut français de Yaoundé, au cours de la cérémonie d’ouverture du tout premier festival du cinéma européen, inaugurant la Semaine de l’Europe au Cameroun. Ces films ont été primés pour avoir eu les meilleurs effets sur les spectateurs durant la période 2015-2016 au Cameroun.

Il s’agit de Ninah’s dowry de Victor Viyuoh (Fintu films, 95mn, fiction, 2012, fiction) ; Prends ma place (Ho’ou Babal Am) de Bako Moustapha (30mn, Cameroun, 2004, fiction), Afrique les petits métiers de la rue de Guy Foumane et Sébastien Tézé (2PG Pictures, 12mnx10, documentaire, 2006), et Etat civil de Cyrille Masso (15mn x 3, 2016, fiction). Des films sur lesquels le CNA possède les droits d’exploitation non exclusifs, et qu’il propose régulièrement à son public qui les a plébiscités, au cours de projections nocturnes et en plein air.
Ninah’s dowry (la dot de Ninah en français) parle d’une jeune femme de 20 ans, mariée depuis sept ans et déjà mère de trois enfants. Elle subit au quotidien les violences de son mari et quand elle entreprend de le quitter, celui-ci exige le remboursement de sa dot. Ce long-métrage, assurément l’un des meilleurs produits au Cameroun ces cinq dernières années, a été diffusé par le CNA principalement dans les régions anglophones du Sud-Ouest et du Nord-Ouest. Il y a été très apprécié du public parce qu’il décrit des réalités bien connues (il est inspiré d’une histoire vraie), et parce qu’il est tourné en pidgin-english, langue la plus courante dans ces régions. Les échanges d’après projections ont souvent été vifs, en présence des acteurs du film qui a rassemblé plus de 13 000 spectateurs, en 27 projections publiques.

Autre production primée, Afrique les métiers de la rue, une collection de courts-métrages documentaire proposée par Blaise Pascal Tanguy. Elle présente une succession de petits métiers informels qui prospèrent dans les rues de pays d’Afrique et sont pratiqués par des jeunes qui n’ont pas pu s’insérer dans le secteur formel : cordonnier, laveur de voitures, charmeur de serpent, vendeur de médicament, fabricant de marmites, casseur de pierres, creuseur de sable, etc. Les populations des régions Centre, Littoral, Sud et Ouest en particulier, ont apprécié la justesse de ce documentaire et surtout l’abnégation des différents acteurs qui travaillent dur pour gagner leurs vies. Les petits métiers présentés ici reflètent le quotidien du commun des Camerounais, dans un pays où l’informel a pris une place énorme. Le film a été diffusé 53 fois, pour 12 000 spectateurs.

Ho’ou Babal Am, en français Prends ma place, a été produite par l’Association Rayons de soleil et sert de support aux activités de sensibilisation contre le mariage forcé et précoce, qui pousse très souvent les jeunes filles à la déscolarisation. Il raconte l’histoire d’Hawa, qui est donnée en mariage par son père à 13 ans et obligée de quitter l’école. 20 ans plus tard, son ancienne camarade de classe devenue médecin va sauver la vie de son père malade. Celui-ci va alors regretter de n’avoir pas laissé sa fille poursuivre ses études. Ce film a été diffusé dans le grand nord (Extrême-Nord, Nord, Adamaoua), ainsi que dans les quartiers à dominance musulmane au cours de 65 projections, réunissant plus de 52 000 spectateurs.

La dernière production primée est un film de commande produit par le Ministère de l’Administration territoriale, la société conseil Civipol et le Cinéma Numérique Ambulant pour accompagner une campagne de sensibilisation à l’établissement des actes d’état civil (naissance, mariage, décès). Il décrit les malheurs de Moli, une brillante élève de 10 ans qui ne peut présenter le Certificat d’études primaires faute d’acte de naissance. Plus tard, le défaut d’acte de naissance va encore l’empêcher de se marier légalement et de toucher une réversion à la mort de son mari. Au total, le film a été diffusé 140 fois dans plus de 100 localités différentes, rassemblant plus de 100 000 spectateurs.

Le choix du public
D’après Stéphanie Dongmo, Présidente du CNA Cameroun, « le Prix CNA a pour objectif de stimuler le secteur cinématographique, de promouvoir la diffusion et d’encourager les professionnels du cinéma à tenir compte du public dans la conception des films. Ce prix met en lumière les raisons pour lesquels les films ont été appréciés du public, et donne aux cinéastes des retours concrets sur les envies, les goûts du public. Ils pourront ainsi faire des films qui répondent mieux aux préoccupations actuelles. La finalité étant de faire en sorte que le choix du public soit désormais un facteur suffisamment pris en compte dans la production d'un film, ce qui n'est pas encore le cas. »
Le prix récompense donc les films de tous genres : documentaire et fiction, patrimoine et sensibilisation, film d’auteur, de commande ou commercial, en anglais, en français ou en langues locales, sans aucune distinction. La première édition de ce Prix qui se veut annuel a été soutenue par la délégation camerounaise de l’Union européenne.
Les quatre lauréats se sont dits honoré de cette distinction accompagnée de lots en nature, des appareils photos numériques en l’occurrence. Blaise Pascal Tanguy explique : « c’est une reconnaissance très forte de sens qui m’a beaucoup ému parce que nous faisons des films,  mais tant que ceux qui les regardent ne sont pas satisfait, nous n’aurons jamais assez de force pour continuer. C’est ma première reconnaissance en tant que réalisateur et producteur et du fond du cœur, je dis merci au CNA pour l’initiative et merci au public qui a aimé ce que je fais, qui a plébiscité mes œuvres. Pour les prochaines éditions de ce prix, j’aimerais que la récompense soit la participation du CNA au prochain film du producteur, en préachat. Ce serait beaucoup plus fort et intéressant ».

Ashley Tchameni 

Théâtre: le retour aux sources

Le 24 mai, la pièce Tombeau, mise en scène par Jacobin Yarro, a été représentée à l'Institut Français de Yaoundé, dans le cadre du projet Programme Mémoires libérées que dirige le Programme La Route des Chefferies. 

Jacobin Yarro et ses comédiens.
Le texte est de Léonora Miano, tiré de "Red in Blue Trilogie, sa première œuvre pour le théâtre. La trame de la pièce : un Américain, Afrodescendant, décide de venir mourir au Mboasu, pays longtemps rêvé, fantasmé même, dont il a appris, grâce au test ADN, qu'il est originaire. Mais le Mboasu, pays de l’amnésie par essence, est-il prêt à accueillir sa dépouille? Rien n’est moins sûr. 
On a souvent traité de la traite des Noirs. Le Sénégalais Moussa Touré a même réalisé récemment le docu-fiction « Bois d’ébène », qui suit à la trace des fils d’Afrique depuis l’arrachement violent à leur terre jusqu’à un pays outre atlantique où ils sont mis en esclavage, en passant par les horreurs de la cave d’un navire négrier. Mais rarement on a traité de la question des dépouilles. De tous ces morts sans sépulture dont les tourments physiques ont cédé la place à des souffrances spirituelles (qui, elles, sont pires) et qui ont besoin d’un point de chute, même symbolique. 
Cet angle-là, bien plus que la mise en scène, la scénographie où le jeu des comédiens, m’a le plus intéressé. Auteure du recueil de nouvelles « Aujourd’hui, je suis mort », j’ai pleinement conscience de vivre aussi bien avec les vivants qu’avec les morts. La frontière entre l’ici et l’ailleurs peut être bien ténue. 
 Sur ceux qui sont partis comme sur ceux qui sont restés, la traite a laissé des séquelles profondes, irréversibles, même si la plupart des auteurs tournent davantage leurs regards du côté de ceux qui sont partis. D’où l’amer constat de cette incompréhension qui existe entre les Africains et les Afro-descendants. 
Les premiers ne comprennent pas cet amour désespéré qu'ont les seconds, enviés la plupart du temps, pour un continent qui les désespèrent. Les Afro-descendants eux, ne comprennent pas l’indifférence, un accueil encore trop timide. Marginalisés souvent dans les pays qui sont devenus les leurs par la force des choses, ils construisent dans leur imaginaire une Afrique qui n’existe plus, qui n’a peut-être jamais existé. Le choc avec la réalité peut être rude. 

Peur et repli sur soi
Dans la pièce, les hésitations des gens du Mboasu pour accueillir la dépouille de cet homme qui a choisi de passer la porte du non-retour en sens inverse, est présentée comme de l’égoïsme, le refus de partager des terres… Moi, je n’y vois que de la peur, un repli sur soi qui, s’il n’est pas légitime, peut tout à fait se comprendre. 
La peur entraîne le repli sur soi, utilisés comme stratégies de défense lorsqu’on n’en a pas d’autres, l’oubli aussi. Chacun se protège comme il peut. S'anesthésier, effacer la douleur, annihiler le déchirement, vivre l'aujourd'hui en essayant de ne pas trop penser à l'avenir. Voilà ce à quoi nous sommes réduits. Ce faisant, la blessure ne cicatrise pas, le malaise perdure. Le processus de guérison sera long. En tout cas, je ne serai plus là pour en voir le bout. A moins que… 
 Nous sommes un peuple sans mémoire. Même dans nos familles, nous vivons sans mémoire. Autour de moi, je connais très peu de gens qui peuvent remonter dans leurs arbres généalogiques jusqu’à la 5ème génération. Personnellement, j’ai déjà eu beaucoup de peine à rassembler les noms de tous mes grands-parents, n’en ayant connu qu’un des quatre. Il y a quelques temps, j’ai entrepris d’établir mon arbre généalogique aussi loin que je pouvais. Inutile de vous dire que je ne suis pas allé bien loin. Ma famille me regardait poser des questions ahurie, ne comprenant pas à quoi cela me servait de connaître les noms de mes aïeuls. Elle comprenait encore moins que je m’intéresse aussi à leurs histoires : comment ils ont vécu, comment ils sont morts. 
 Beaucoup de mes aïeuls sont tombés dans le maquis, d’autres sont morts jeunes, ne léguant à leur descendance que la douleur, le désordre. Ces descendants ont eu à cœur de mettre de l’ordre dans le chaos dont ils avaient hérité. Ils ont ainsi vécu simplement leurs vies, au jour le jour, sans s’encombrer d’un passé trop douloureux. Ils nous ont appris à vivre essentiellement l’aujourd’hui déjà bien rempli de questionnements pour la survie. Et si nous n’y faisons attention, c’est cette amnésie-là que nous transmettrons à nos enfants.
Raviver la mémoire de la traite négrière c’est bien. Mais comment se l’approprier si déjà dans nos cellules de base, l’histoire des pères ne se transmet pas aux fils, si la fille ignore tout de la vie de sa mère, ne sait rien de ses amours, de ses déchirements intérieurs, de ses rêves échoués ? Les enjeux ne sont pas les mêmes, c’est vrai, mais la base est là. S’enraciner dans une famille, dans une communauté et dans un peuple pour accueillir son frère venu d’ailleurs. Se connaître soi-même pour s’ouvrir aux autres. Guérir de ses blessures pour mettre du baume sur celles des autres. S’aimer pour aimer l’autre. Ce n’est qu’à cette condition que le fait de franchir volontairement la porte du non-retour, va conduire à un espace de vivre-ensemble, pour qu’une nouvelle page de l’Afrique puisse enfin s’écrire, par ses enfants du continent et d'ailleurs.
Stéphanie Dongmo