Le Forum Itinérant du Cinéma Noir
(FICINE) et le Cinéma Numérique Ambulant (CNA) ont organisé, le 3 mars
dernier à Ouagadougou, une soirée dédiée au cinéma afro-brésilien. Au programme,
la projection de quatre courts-métrages de réalisateurs noirs brésiliens dont
le précurseur, Zózimo Bulbul, et un débat sur les relations entre les cinémas
d’Afrique et ceux de sa diaspora. Occasion de parler du racisme structurel dont
sont victimes les cinéastes noirs dans ce grand pays d’Amérique du sud, et de
la résistance qu’ils opposent.
« L’Afrique ne se résume pas à
ses habitants du continent »,
a déclaré Clément Tapsoba, directeur de la communication de la Fédération
panafricaine des cinéastes (FEPACI), citant
ainsi Thomas Sankara, président du Burkina Faso au cours d’une visite à
Harlem (quartier de New York aux Etats-Unis), dans sa main tendue aux noirs
d’Amérique et des Caraïbes en 1984. C’était au cours d’un débat sur les
rapports entre les cinémas afro-diasporiques et les cinémas d’Afrique, organisé
le 3 mars à Ouagadougou, à l’occasion de la 25ème édition du
Festival panafricain du cinéma et de la télévision (FESPACO) par le Cinéma
Numérique Ambulant (CNA) et le Forum itinérant du cinéma noir (FICINE).
La
soirée consacrée au cinéma noir brésilien s’est achevée par la projection de
quatre courts-métrages. Notamment L’âme
dans l’œil (11’, 1973) de Zózimo Bulbul, œuvre inaugurale du cinéma
afro-brésilien qui utilise le corps comme un lieu de mémoire pour raconter la
traite et de l’esclavage des Noirs jusqu’à leur libération. Mais aussi des
films de jeunes réalisateurs : Le
temps des Orixás d’Eliciana Nascimento (20’, 2014) qui s’intéresse aux
Orishas, divinités issues de la culture africaine avec l’eau comme symbole de
la douloureuse séparation entre l’Afrique et une partie de ses enfants. Sur un
ton plus léger, Le jour de Jerusa de
Viviane Ferreira (15’, 2014), aborde la question de la solitude de vieilles
femmes noires en ville. Backyard
d’André Novais (20’, 2015) est un film fantastique qui nous mène sur les
chemins de l’amour marital et des ambitions, même dans la vieillesse. Kbela de Yasmin Thayná (23’, 2015)
aborde la question de l’identité noire à travers le cheveu. Une sorte de
résistance pour avoir droit à une beauté naturelle, loin de l’opinion dominante
qui veut que le cheveu beau soit bien lisse et non crépu.
Quatre
films engagés qui présentent, de façon assez représentative, la
production artistique noire au Brésil
et qui soulèvent des thématiques différentes : l’esclavage, la mémoire, le
passé, la question de l’identité raciale, les croyances, la solitude, l’amour,
le quotidien… Mais qui permettent aussi de garder vivante la mémoire et les
traditions d'origine africaines dans la culture brésilienne d’aujourd’hui. Fait notable, les personnages de ces films
sont presque tous Noirs. Et les films respectent bien le manifeste du cinéma
noir brésilien intitulé « Dogme Feijoada », inspiré par le
réalisateur Jeferson De en 2000, qui veut que les films soient dirigés par
des Noirs, avec des protagonistes noirs, sur des thèmes liées à la culture
noire brésilienne, en évitant des personnages stéréotypés ainsi que les
super-héros et super-vilains et en favorisant le noir commun.
Des rôles stéréotypés pour les
Noirs
Janaina Oliveira |
Coordonnatrice
du FICINE dont le but est de construire un réseau d’échanges et de projets qui
posent la réflexion sur les cinémas noirs de la diaspora et du continent
africain, Janaína Oliveira explique : « Les
noirs brésiliens sont absents des écrans et des salles de cinémas. Quand ils
apparaissent dans les telenovelas, c’est eux qui servent le café, qui volent,
qui se prostituent, ils sont toujours montrés dans des rôles négatifs. La
proposition qui est faite dans ces courts-métrages c’est de montrer enfin des
personnages noirs brésiliens avec des rôles positifs, pour changer cette image
fausse qu’il y a de la population brésilienne ».
La chercheuse Maíra
Zenun, qui nourrit le projet de création d’un festival de cinéma dédié à
Lisbonne au Portugal, renchérit dans le même sens : « près de 60% de la population brésilienne est noire mais elle est
présentée dans le cinéma de façon très irrespectueuse. Ce qui fait que les
réalisateurs noirs font aujourd’hui un cinéma de guérilla ». Pour Viviane Ferreira, présidente de l’Association
des professionnels de l’audiovisuel noir (APAN), « l’audiovisuel brésilien a produit des films blancs,
rendant invisibles les Noirs qui sont pourtant majoritaires au Brésil. Que le
cinéma noir montre des personnages noirs, c’est mettre ça en valeur».
Une scène d'un film brésilien |
Dans
un contexte d’embellie du cinéma brésilien (143 longs-métrages brésiliens
distribués, plus de 184 millions d’entrées, 3 168 d’écrans en 2016 d’après le
monde.fr), les œuvres des Noirs restent en marge. Dans son article intitulé
« L'émergence d'un (nouveau) cinéma noir au Brésil: Représentation,
Identités et Négritudes » publié en 2016, Adriano Domingos Monteiro, cite,
pour confirmer cette marginalité, une enquête publiée en juillet 2014 et réalisée
par le Groupe d'étude pluridisciplinaire Affirmative Action (GEMAA) de
l’Institut des études sociales et politiques de Rio de Janeiro. Cette enquête baptisée
«Le visage du cinéma national : profil,
sexe et couleur des acteurs, réalisateurs et auteurs de films brésiliens» a
analysé les plus gros succès du cinéma brésilien entre 2002 et 2012, pour un
total de 218 productions. L'enquête montre que sur les films analysés, 84% des réalisateurs
sont des hommes blancs, 13% des femmes blanches et seulement 2% des femmes et
des hommes noirs. L'inégalité est maintenue lorsque les données se réfèrent à
la présence d'acteurs dans les productions cinématographiques. L'enquête révèle
que 80% de la distribution est blanche. Des Noirs apparaissent dans seulement
31% des films, très souvent dans des rôles stéréotypés liés à la pauvreté ou au
crime.
Le cinéma comme outil politique
Viviane Ferreira |
La
question du racisme dont sont victimes les Noirs au Brésil a été au centre du débat.
Autour de la table, Janaína Oliveira, mais aussi Clément Tapsoba, ancien
conseiller du Délégué général du Fespaco, Maira Zenun et Viviane Ferreira, par
ailleurs réalisatrice. A ce sujet, cette dernière s’est faite virulente: «Au Brésil, le racisme existe, il est
violent et son objectif est d’éliminer la population noire. La structure
sociale du Brésil est basée sur l’esclavage et aujourd’hui, on voit que ceux
qui ont des possibilités d’accès aux droits et aux privilèges ont des ancêtres
qui un jour ont mis en esclavage des corps noirs. Les descendants d’Africains
sont victimes de plusieurs racismes, en particulier du racisme symbolique. Ce
qui justifie la nécessité de parler du cinéma noir comme outil
politique ».
L’APAN qu’elle préside se veut donc un
outil de lutte politique qui regroupe des professionnels des cinéastes
activistes, qui font des films pensés comme des actes de résistance contre
l’exclusion, dans un pays qui n’a pas encore réussit à faire la paix avec son
passé esclavagiste. « Il existe pour
revendiquer cette posture des corps noirs face à l’industrie cinématographique
au Brésil et dans le monde », affirme Viviane Ferreira qui
ajoute : « Les dix dernières années,
il y a eu un investissement très fort de la part des autorités publiques dans
le cinéma mais malheureusement, ces ressources n’ont pas bénéficié aux
professionnels noirs. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le seul long
métrage de fiction d’un réalisateur noir au Brésil date de 1984 [Amor Maldito d’Adelia
Sampaio, également considéré comme le premier film brésilien sur le
lesbianisme, NDLR]. J’ai 31 ans, je fais des films depuis 11 ans et j’ai une
société de production depuis 9 ans. Mais dans mon pays, je n’ai eu la
possibilité que de faire des courts métrages et ça, c’est une anomalie
sociale ».
Dépendance des producteurs
Celia Regina Bittencourt |
Au
Brésil, deuxième pays au monde qui compte la plus grande population noire après
le Nigéria, l’Agence Nationale du Cinéma (ANCINE), un organisme public,
s’occupe du financement des films, accentuant ainsi la dépendance des
producteurs à l’égard de l’Etat. Certains réalisateurs noirs ont bénéficié de
financements mais pas assez pour faire un court-métrage. C’est le cas de
Viviane Ferreira et d’André Novais qui ont dû recourir au crowfunding. Là
encore, les choses n’ont pas été simples : « Au
Brésil, la population noire a un accès très limité aux capitaux et c’est très
compliqué de se dire que les Noirs eux-mêmes pourront investir dans des films,
puisque à partir du moment où les gens doivent financer un film ou manger, ils
préfèrent manger », soutient la réalisatrice du Jour de Jérusa. Célia Regina Bittencourt, ambassadrice du Brésil au
Burkina Faso, apporte une nuance à ce sombre tableau : « le Brésil est un pays très complexe,
nous avons une population marginalisée et c’est nécessaire de poser ces
questions mais je pense qu’on a fait des progrès. Le financement est très
difficile, le gouvernement demande à des entreprises de financer la culture.
Nous avons fait de gros efforts pour aider la culture brésilienne, pas
seulement blanche, mais aussi noire et indienne ».
Zozimo Bulbul |
Malgré
ces propos rassurants, les structures comme le FICINE, l’APAN et le Centre
Afrocarioca de Cinéma créé en 2007 à Rio de Janeiro par Zózimo Bulbul, ont vu
le jour pour promouvoir la culture africaine du Brésil et les cinéastes noirs.
Ils permettent à ce cinéma encore marginal d’être présent sur les écrans pour
participer à la construction des imaginaires et des identités, établissent des
ponts avec l’Afrique. Ils suivent ainsi les traces d’un mouvement amorcé par
Zózimo Bulbul. Une sorte de reconnaissance d’un travail qu’il avait commencé
bien avant. Comédien et réalisateur brésilien, Bulbul tient un rôle dans le
film La déesse noire (150’, 1978) du
Nigérian Ola Balogun, unique co-production Brésil-Afrique jusqu’ici. Ce film
raconte le voyage d’un jeune nigérian qui va au Brésil à la recherche de ses
ancêtres déportés comme esclaves deux siècles avant. En 2009, Bulbul est invité
par le Fespaco pour présenter ses films et ceux de 16 autres réalisateurs afro-brésiliens.
En 2010, il participe au Festival mondial des arts nègres à Dakar au Sénégal.
En 2013, Bulbul décède à Rio de Janeiro.
Maira Zenun et Clément Tapsoba |
Il
est à déploré que toutes ces actions, jusqu’ici, n’aient pas aboutit à une
seconde co-production Brésil-Afrique. Cependant, Clément Tapsoba rassure de la
volonté du Fespaco et de la Fepaci d’intégrer les cinémas de la diaspora : « La FEPACI dès le départ en 1970
avait cette volonté. Il y a eu des appels de pieds et il existe aujourd’hui la
région Amérique latine et centrale avec un représentant nommé en 2013 à notre
congrès à Johannesburg qui s’occupe de la diaspora de ces régions ». Janaína
Oliveira souligne que le Fespaco a toujours eu cette ambition de décoloniser le
regard qu’on porte sur le cinéma et d’être un miroir du cinéma noir brésilien.
N’empêche qu’au-delà de la volonté collective affichée, les actions concrètes
restent rares, et l’amnésie collective bien en place. Janaína Oliveira se
veut positive toutefois : « j’espère
qu’aujourd’hui c’est simplement le début d’une discussion qui va se poursuivre.
L’idée aussi est d’amorcer une réflexion par rapport à comment est-ce que les
personnages noirs sont perçus, de réfléchir à des liens qui existent entre les
films ».
Stéphanie Dongmo
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