Emprunter un bus pour aller d’une ville à une autre est un véritable parcours du combattant dans ce Cameroun à la cacophonie assumée. Comme si le mauvais état des routes ne suffisait à soigner vos courbatures, le son, sous toutes ses formes, est aussi là pour s’assurer de la bonne santé de vos maux de tête. Des cris, de la musique, du prêche ou des pleurs. L’agitation est assurée. Et tant pis pour les voyageurs épuisés
22h. Gare routière de Tongolo à Yaoundé. On croirait que toute la population de la capitale s’y est donnée rendez-vous, tellement il y a de monde. Les chargeurs des compagnies de voyage vocifèrent, s’interpellent, se chamaillent. Des centaines de personnes vont et viennent, traînant sacs de voyage et enfants à leur suite. Une seule destination : l’ouest et le nord-ouest du pays.
Entre les bus dit “gros porteurs” (70 places assises) et les minibus (30 places officielles, 40 en vrai), le choix est vite fait. Sauf si, bien sûr, on n’en a plus. Devant le bus à l’arrêt, les passagers se bousculent. C’est à qui entrera le premier pour occuper la meilleure place, alors même que le numéro du siège est marqué sur le billet. Ici, c’est le règne du désordre et du chacun pour soi. Les passagers s’engueulent, s’injurient. On frôle même la bagarre.
Départ du bus à minuit. Une série de coups de klaxon stridents l’annonce. A peine le véhicule se met-il en route que plusieurs passagers réclament : “Chauffeur, le son, le son !” Exécution ! Et les airs de gospel se répandent. “Envoie ton amour, Jésus, envoie ton pardon, aujourd’hui et maintenant” clame la chanson de Hortense Colombe. Un instant, le silence se fait dans le bus. Les passagers écoutent religieusement, question de se réconcilier avec Dieu, avant d’entamer ce voyage de nuit sur la Nationale 4. Près de 300 kilomètres de route à inscrire dans le Triangle de la mort : Douala-Yaoundé-Bafoussam.
Mais chassez le naturel, il vous revient au galop. Les conversations reprennent bruyamment. C’est à qui parlera le plus fort pour se faire entendre dans le bus. Entre les pleurs des enfants, ceux qui vocifèrent leurs dernières instructions au téléphone et ceux qui se racontent les nouvelles, la cacophonie est générale. Surtout que le chauffeur – le bruit n’étant pas à son comble – se lance à son tour dans des rythmes plus endiablés. Hors gospel. Ndombolo, bikutsi, makossa. Fally Ipupa et Petit Pays s’affrontent, pendant que Lady Ponce et Mani Bella s’occupent de calmer le jeu.
1h du mat. Un passager, à qui ces choix ne conviennent pas, écoute un folklore bami sur son portable, sans écouteurs. Ambiance ! Plainte d’un voisin sur le côté. Comme un seul homme, plusieurs passagers laissent tomber une pluie de politesses verbales sur sa tête : “fous nous le camp, nous on veut le son ! Si tu es endeuillé, c’est ton problème !”. Ambiance de marché. Difficile de s’assoupir ou de laisser l’esprit divaguer. Les yeux se ferment, quand même, surpassant le vacarme, avant de se rouvrir, hagards, lorsque s’opère un silence, signalant l’arrivée dans un bus d’un homme à peau blanche. Ça détonne…
“Mon nom est Docteur Blanco” se présente l’albinos. Il se tient debout au beau milieu du véhicule. En temps normal, il aurait fait des va et vient dans l’allée du bus. Mais ce soir, il ne pourra pas à cause du trop plein de passagers. Certains sont assis à même des caisses jetées dans l’allée. Surcharge oblige. Le bon docteur ne se laisse pas démonter pour autant. Il présente ses produits à des prix défiant toute concurrence: bonbon ginseng pour booster l’activité cérébrale, livres sur le secret des plantes, mixture pour arracher les dents cariées en quelques minutes, poudre pour nettoyer l’appareil génital, augmenter sa fertilité et “engrosser même les femmes des voisins”. Pour se faire entendre au-delà du bruit ambiant, Dr Blanco hausse la voix et projette – dommage collatéral – sa salive sur ses obligés, allègrement.
2h30. Nous sommes à Makénéné. Une pause s’impose. L’odeur du plantain braisé et des safou (prunes au Cameroun) se répand. Des spécialités locales. Trente minutes plus tard, on repart. Le conducteur du bus, à peine installé sur son siège que déjà les passagers vocifèrent : “Chauffeur, tu es trop mou, tu dors ou quoi ? Accélère et mets nous le son !” Décibels ! Excité par la bière qu’il vient de descendre et par les encouragements de ses passagers, il écrase l’accélérateur un peu plus. “Ooohhhh Chauffeur, c’est quoi, tu veux nous tuer ? Si on t'a demandé de sacrifier des gens dans la sorcellerie, va dire que tu ne nous a pas trouvé !!!”.
Le bus file sur l’asphalte, laissant Dr Blanco derrière lui. Mais un de perdu, dix de retrouvés dit-on. Pour le remplacer, un prédicateur se présente : Pasteur Paul. L’homme est engoncé dans une veste trop grande dont la manche dépasse. Sa bible en main, telle l’épée du soldat, il parle avec un fort accent anglophone. Il attaque frontalement : “Mon frère, ma soeur, où iras-tu après ta mort ? Que deviendra ton âme ?” On se tait, on écoute. Le pasteur parle de rédemption et la vie éternelle. Il termine par une prière de consécration à Jésus-Christ que beaucoup s’empressent de réciter comme s’ils écrivaient leur nom dans le Livre de la vie. Le pasteur distribue ses cartes de visite, en précisant qu’il est dispo pour les prières particulières. Délivrance et guérison. Avec en cerise sur le gâteau les grâces de travail, mariage, voyage... Car Dieu reconnaît toujours les siens.
4h du mat. Le jour commence à poindre. La destination se dessine à l’horizon. Pasteur parti et volume musique baissé. Des ronflements se font entendre ici et là. L’heure est à l’apaisement. Soudain, une femme lâche un long cri de douleur. Les corps au repos se redressent, comme mus par des ressorts. Les yeux furètent pour localiser l’origine du cri. “Ma mère est morte, ma maman est partie ! Tu me laisse à qui ? Pourquoi tu n’as pas attendu que j’arrive ? Oh, je suis morte, oohh, je vais faire comment ?” La pleureuse a reçu un coup de fil, lui annonçant le décès de sa mère, alors même qu’elle pensait se rendre à son chevet. Des “assia” et des “ouais” de réconfort fusent. Spontanément, un cercle de solidarité se forme. On l’interroge avec beaucoup d’égards et de curiosité. De quoi souffrait sa mère, combien d’enfants laisse-t-elle derrière elle, où est-elle morte
5h30. Les amplificateurs distillent maintenant une musique nigériane. Le jour se lève. Le bus s’arrête à la gare routière à Bafoussam, chef-lieu de la région de l’Ouest. Terminus ! Tout le monde descend. Aux fenêtres, des vendeurs proposent déjà du pain tout frais. Tout le contraire du passager épuisé, nauséeux, jurant qu’on ne l’y reprendra plus.
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